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L’Expansion | Les conquistadors de Total
09.10.2007

1er Février 2004 - Gilles Fontaine, envoyé spécial dans le Golfe Persique , Vincent Giret | Sa fusion avec Elf l’a élevé au rang de géant de l’or noir. Depuis, le groupe prend tous les risques, en Irak comme en Russie, et s’engage là où ses rivaux ont jeté l’éponge. Objectif : dominer la planète pétrole.



On ne passe pas ! Le milicien a surgi de nulle part et s’est planté devant la voiture, à l’entrée du complexe. Kalachnikov en bandoulière, lunettes noires et veste de treillis ouverte sur une clinquante chaîne en argent. La version iranienne du gardien d’usine. Derrière lui s’élève l’un des plus grands sites mondiaux de production d’hydrocarbures. Nous sommes à Assaluyeh, dans le sud-ouest de l’Iran, sur les rivages désertiques du golfe Persique. A une centaine de kilomètres au large reposent les gigantesques réserves de gaz de South Pars, l’équivalent de deux siècles de consommation française.

Au volant de sa Peugeot cabossée, Jean-Paul Coutant bout de colère. Ce vieux briscard du Groupe Total, âgé d’une cinquantaine d’années, n’est autre que le patron du site dont on lui interdit l’accès. Le motif est confus. Un responsable zélé aura modifié les procédures de sécurité durant la nuit. L’affaire s’engage mal : un grand coup de gueule, suivi d’une course-poursuite autour de l’usine. Puis la raison reprend le dessus : des appels à Téhéran et l’envoi d’une missive officielle signée par six responsables iraniens permettront de résoudre la crise. « On se chamaille beaucoup, mais on s’adore », explique Coutant dans un gros rire nerveux. Incident de routine pour cet « expat » professionnel. Baroud, adrénaline et système D : ainsi carburent les opérationnels de Total. Sur le terrain, les hommes sont livrés à eux-mêmes. Seule consigne : éviter le clash diplomatique, l’incident de trop qui pourrait remettre en cause la présence du groupe dans le pays. Car l’Iran fait partie des nouveaux territoires de l’industriel français.

Au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, les chercheurs d’or noir de Total ont planté leurs derricks sur des gisements de pétrole et de gaz jusqu’ici peu exploités, parce que géographiquement éloignés ou techniquement complexes. Ces « nouveaux pays », comme on les nomme dans le groupe, sont pour la plupart des zones à risques, parfois en proie à des luttes armées, souvent gangrenées par la corruption et peu regardantes sur les droits de l’homme. Mais les dirigeants de Total ont choisi d’aller chercher les hydrocarbures là où ils se trouvent, et quoi qu’il en coûte à l’image du groupe.

A grands coups de capitaux et de technologies, le français s’est donc hissé en quelques années au quatrième rang mondial des compagnies pétrolières. A domicile, il domine de tout son poids le CAC 40, avec un chiffre d’affaires de plus de 107 milliards d’euros en 2003, pour un résultat net que les analystes estiment au-dessus de 7 milliards. En Bourse, le mastodonte pèse 94 milliards d’euros, près de deux fois la capitalisation de France Télécom. Et ses réserves de cash sont immenses : sa trésorerie dépasse les 10 milliards d’euros, sans compter sa participation de 24,4 % dans Sanofi-Synthélabo, évaluée à près de 11 milliards, dont il compte se débarrasser prochainement dans la perspective d’une fusion Sanofi-Aventis. Il y a encore cinq ans, personne n’aurait imaginé qu’un petit frenchy viendrait se glisser parmi les majors anglo-saxonnes du pétrole.

Le destin de Total a basculé en 1999, avec l’absorption du belge Petrofina, prélude au rachat d’Elf. « Cette fusion est clairement une réussite, leur management est très impressionnant, beaucoup plus imaginatif que les concurrents », s’exclame Vahan Zanoyan, PDG du cabinet de conseil PFC Energy, basé à Washington. Le succès était pourtant loin d’être évident. Les équipes d’Elf, héraut du secteur public, et celles de Total, à la culture très business, paraissaient ne jamais pouvoir s’entendre. De fait, l’offre publique d’échange lancée en juillet 1999 avait ébranlé la maison Elf, comme le rappelle cet ancien dirigeant du groupe : « C’était le petit qui mangeait le gros. Chez nous, tout le monde s’attendait exactement à l’inverse. »

Trois ans plus tard, les équipes affichent une entente cordiale. « Cette fusion, nous aurions dû la faire il y a vingt ans, et nous serions n° 3 mondial, et non pas n° 4 », confie Gérard Rabier, un ancien « africain » d’Elf qui dirige aujourd’hui Total Abu Al Bukhoosh, une filiale du groupe exploitant une plate-forme offshore au large d’Abu Dhabi.

Même dans les rangs des actionnaires, la paix des braves semble établie. Il y a deux ans, Albert Frère, le financier belge, ressentait encore quelque amertume. C’est lui qui avait apporté Petrofina sur un plateau à l’état-major de Total, après un refus dédaigneux du patron d’Elf, Philippe Jaffré. Un an plus tard, lors de la fusion avec l’autre pétrolier français, l’homme d’affaires de Charleroi avait mal digéré d’être dilué dans le capital du nouveau groupe, et, surtout, il avait mal pris la demande du président Thierry Desmarest de réduire de trois à deux le nombre d’administrateurs du « clan belge ».

« Albert Frère a eu une réaction de fierté et a dit à Desmarest : "C’est moi qui pars" », se rappelle un administrateur. L’intéressé dément formellement tout accès d’amour-propre : « Compte tenu de mon âge, je ne pouvais pas rester », explique-t-il en insistant beaucoup sur son amitié avec le patron de Total - « le sphinx », comme il l’appelle. Visiblement, tout est pardonné. Le 6 janvier dernier, lors de la cérémonie des voeux à l’Elysée, on a pu voir les deux hommes s’entretenir en aparté durant une vingtaine de minutes.

L’homme d’affaires belge, qui possède toujours 3,4 % de Total via le Groupe Bruxelles Lambert, n’aurait que peu de raisons de garder rancune au groupe français, dont le cours de Bourse a bondi de 29 % en 2003 et dont le dividende a progressé de 74 % au cours des trois dernières années. L’industriel est un peu le chouchou des marchés financiers. A la différence de ses grands concurrents Shell et BP, qui revoient régulièrement leurs résultats à la baisse, Total tient ses objectifs. « Nous avons une visibilité sur la situation du groupe à sept ans, c’est sans surprise », observe Aymeric de Villaret, analyste du secteur pétrolier pour la Société générale.

Mais une ombre demeure dans ce tableau : le pôle chimie, 20 milliards de chiffre d’affaires, 75,000 salariés. Une activité qui pèse beaucoup plus lourd à Total que chez les autres majors du secteur. Au gré des fusions successives, le pétrolier a aggloméré une multitude de spécialités : peintures décoratives, emballages, dérivés bromés... Une partie de ces métiers ont été cédés ces trois dernières années. Bilan : 1,5 milliard d’euros d’argent frais. Mais il reste encore les éponges Spontex, les gants Mapa, les biberons Nuk... « Ce n’est pas le boulot d’un pétrolier », tranche Aymeric de Villaret. Total prévoit un nouveau plan de cessions de 500 millions d’euros par an d’ici à 2007. Les actionnaires anglo-saxons aimeraient accélérer le mouvement, mais les syndicats sont en émoi. « Les cessions dans la chimie permettent de développer la branche exploration-production », accuse Michel Gogail, représentant CGT. Plus largement, les syndicats dénoncent les 6 000 suppressions d’emplois (10 % de l’effectif français) depuis la fusion. Régulièrement, les comités de groupe, qui se tiennent au siège de l’entreprise, non loin de l’Arche de la Défense - l’ancienne tour Elf -, sont perturbés par des manifestations de quelques dizaines de salariés. Il y a dix-huit mois, le face-à-face a dégénéré. « Faute de pouvoir lui faire atteindre les ascenseurs, les gardes du corps de Thierry Desmarest ont cassé un carreau et l’ont évacué par la fenêtre, raconte Patrick Biondi, autre représentant CGT. Il a eu une peur panique de s’adresser aux salariés. »

Au sein de l’état-major, l’histoire dérange. « Nous pouvions envisager que les choses tournent mal, et, par mesure de sécurité, nous avons fait sortir le président », explique un porte-parole. L’incident révèle en tout cas un trait de caractère essentiel du patron le mieux protégé de France : la communication n’est pas son point fort. « Il a une forme de réserve qui fait qu’il n’est pas prompt, par exemple, à s’emparer d’un micro. D’aucuns y verront un défaut, je considère cela comme une qualité », plaide son ami Maurice Lévy, PDG de Publicis, qui l’avait conseillé lors de la fusion entre TotalFina et Elf - mais aussi, de manière très informelle, lors de la catastrophe de l’Erika.

« A la différence d’autres patrons, il n’aime pas jouer les vedettes », tranche Albert Frère. A la fin de l’OPE sur Elf, Maurice Lévy lui avait suggéré de poser dans Paris-Match : on le voyait dans sa maison de campagne, en jeans, sans cravate, cueillant une pomme - supposée symboliser Elf. « Il avait fallu le "violer" pour qu’il accepte ce reportage », se rappelle Bertrand Jacquillat, administrateur du groupe et patron d’Associés en finance, société d’évaluation financière.

Desmarest poursuit un seul objectif : maintenir Total au sein du petit club des majors du pétrole. La fusion a permis de diversifier ses sources d’approvisionnement. Elf était surtout présent en Afrique, et Total, au Moyen-Orient. Le groupe produit 2,5 millions de barils par jour. Il veut atteindre 2,8 millions en 2005 et 3,1 millions en 2007. Ses réserves prouvées atteignaient 11,2 milliards de barils fin 2002, et Total espère les porter à 14 milliards de barils en 2008. Une règle simple a jusqu’ici permis au groupe de s’imposer dans le peloton de tête : toujours garder un coup d’avance sur l’adversaire, à la manière d’un joueur d’échecs. La prévoyance est une science, dans cette industrie où il se passe souvent une décennie entre la décision de lancer un projet et le début des opérations. Le business développé par Total en Iran découle de l’application stricte de cette loi d’airain.

Les Français ont été parmi les premiers à revenir dans le pays, au milieu des années 90, plus de quinze ans après la révolution et le renversement du chah. La région cumulait alors toutes les difficultés : problèmes de sécurité, défaut d’infrastructures et, pour couronner le tout, grosses difficultés pour sortir des devises. Les dirigeants ont dû faire preuve d’imagination. Christophe de Margerie, actuel directeur général, chargé de l’exploration-production, était à l’époque le responsable de la zone Moyen-Orient. C’est lui qui a inventé la technique du buy-back, utilisée pour la première fois en 1995, afin de décrocher le contrat de Sirri, un projet de production de pétrole offshore.

La méthode est la suivante : les Iraniens ont le pétrole, Total dispose des devises et de la technologie. Le pétrolier prête l’argent pour construire les infrastructures de production et se fait rembourser en nature avec un « pourboire » à la clef. La méthode prendra toute sa dimension en 1997, lorsque le groupe français décrochera le contrat géant pour l’exploitation d’une partie du champ gazier de South Pars. Un investissement de 1,6 milliard d’euros, alors qu’aux Etats-Unis la loi d’Amato vient d’interdire aux sociétés américaines d’investir en Iran et en Libye.

Par crainte de mesures de rétorsion, la plupart des sociétés occidentales ont respecté l’embargo. Pas Total. « Nous ne nous sommes pas laissé impressionner », lâche Thierry Desmarest. Voilà à peine huit ans, Assaluyeh n’était qu’une modeste bourgade iranienne de 3,000 âmes vivant de la culture de la tomate et de petits commerces maritimes.

Dans les rangs de Total, ils n’étaient qu’une cinquantaine de vétérans de l’exploration pétrolière, logeant dans des baraques de fortune sur une mince bande de sable coincée entre la mer et les montagnes. Aujourd’hui, la côte désertique est couverte d’installations gazières sur des dizaines de kilomètres. Car, dans la foulée de Total, la plupart des grands pétroliers mondiaux, à l’exception des américains, sont venus s’installer à Assaluyeh, en essayant de reproduire le même modèle. Ou du moins de l’approcher : « Il y a eu une prime au premier entrant », confie Jean-Paul Coutant, qui doit bientôt restituer l’installation aux Iraniens.

En Irak aussi, Total a tenté de prendre un coup d’avance. En négociant avec l’ancien régime de Bagdad, durant les années 90, pour l’exploitation des champs de Majnoun et de Bin-Umar, les Français ont pris un avantage compétitif, même s’ils affirment n’avoir signé aucun contrat. Ils connaissent le terrain comme personne.

Mais que valent ces discussions au plan juridique ? « On ne sait pas s’ils ont signé un précontrat, mais, juridiquement, le fait d’échanger de nombreux projets de contrat peut être pris en compte », explique Graham Coop, avocat spécialiste de ces questions au cabinet Denton Wilde Sapte. Le pétrolier est loin d’avoir lâché prise. Régulièrement, ses représentants rencontrent discrètement à Dubaï des membres du Conseil transitoire irakien. Pas question pour le moment de renvoyer sur place un représentant permanent. Trop de risques. Mais, au siège du groupe, on redoute d’être marginalisé, et toutes les solutions sont bonnes pour se rappeler au bon souvenir de Bagdad. Les dirigeants de Total songent notamment à des programmes de formation destinés aux cadres du ministère du Pétrole irakien. « Il est temps pour nous d’être plus agressifs en Irak », lance Christophe de Margerie.

L’Irak, mais aussi les relations transatlantiques et la Russie, est au coeur des entretiens réguliers entre Thierry Desmarest et Hubert Védrine, son nouveau conseiller diplomatique. « Nous nous rencontrons toutes les six semaines, sur un thème prédéfini », confie l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui pourrait, à terme, être chargé de mettre en place un comité consultatif international auprès du groupe. Composé de personnalités influentes (politiques, ministres...), il faciliterait les négociations pour l’obtention de nouveaux contrats. Car une nouvelle période très prometteuse s’ouvre aux pétroliers, pour peu qu’ils aient les moyens de réagir.

La fusion a donné à Total la taille critique pour jouer dans la cour des grands, mais aussi les moyens techniques pour exploiter des champs de plus en plus complexes. Chaque année, le groupe consacre quelque 600 millions d’euros à l’exploration, ce qui place le coût des découvertes nouvelles à 0,48 euro par baril. Seul BP fait mieux. « Elf était bon en offshore très profond. Total, c’était le traitement des huiles lourdes. Aujourd’hui, grâce à la fusion, nous savons tout faire », souligne Jean Ropers, directeur technique. De la Terre de Feu, en Argentine, à l’Indonésie, cet ingénieur aux allures de prof de maths connaît par coeur chacun des sites d’exploration et de production du groupe.

Basées près de Pau dans un centre de recherche flambant neuf, ses équipes utilisent les technologies dernier cri en matière de sismique, d’échographie du sous-sol ou de visualisation en 3D. C’est ici qu’ont été conçues les techniques sophistiquées utilisées par le groupe au large de l’Angola, dans le sous-sol vénézuélien ou sur le site de South Pars. « Dans les années 80, on produisait 20 % d’une réserve. Dans les décennies à venir, l’objectif est d’exploiter 40 à 50 % d’un gisement », explique Charles Mattenet, directeur pour la stratégie, la croissance et la recherche. Chaque baril compte : 1 % de récupération supplémentaire, c’est trois ans de consommation mondiale en plus. Et quelques sueurs froides pour les baroudeurs de Total.

Les années de production « facile » sont révolues. Le groupe doit se risquer sur des projets de plus en plus audacieux, aux plans logistique et technique, et souvent plus rentables.

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