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Turquie : La nouvelle identité des islamistes d’AKP
19.06.2010

© MAGISTRO.FR – 5 Juin 2010 | Islam modéré, néo-islamisme, démocratie musulmane, parti de centre-droit ? Définir le Parti de la Justice et du Développement (AKP) est un exercice périlleux. Si le parti de Tayip Erdogan s’inscrit dans la continuité des formations religieuses qui l’on précédé, il tranche avec l’Islam politique classique. Démocrate, libérale, les néo-islamistes turcs ont opté pour un vocabulaire en phase avec les grands standards universels. Ce ralliement aux réalités du monde ne signifie pas pour autant un quelconque rejet de la transcendance. Au contraire, il s’agit de traduire à l’aide de concepts modernes et acceptables par tous des légalités immuables.



« Si les idéologies jettent leurs racines dans une identité collective, il est possible inversement qu’elles se cristallisent dans une identité politique » [1]. Ce constat pourrait s’appliquer à son auteur, Yalçin Akdogan, jeune théoricien du parti de la Justice et du Développement, éminence grise du Premier Ministre Recep Tayip Erdogan. Akdogan est un exemple emblématique de la génération montante de jeunes cadres néo-islamistes.

Réconciliant foi et économie de marché, cette nouvelle élite s’approprie le registre de la démocratie-libérale et imprime chaque jour un peu plus sa marque sur le processus de passage au post-kémalisme. Dans son ouvrage, Démocratie Conservatrice, manifeste officiel de l’AKP, Akdogan trace les grandes lignes de force d’un néo-conservatisme turc. Docteur en science politique, féru d’auteurs anglo-saxons, Akdogan rejette l’Islam politique classique, au profit d’une synthèse capable d’adapter la Tradition aux contingences du monde contemporain.

Malgré les protestations d’usage, il n’est pas toujours évident de distinguer la pensée d’Akdogan de l’Islamisme. L’Islam politique recouvre une large palette d’opinions qui ne tendent pas toutes vers le radicalisme. Il peut s’appliquer à tous ceux qui voient dans le Coran et la vie du Prophète des principes réutilisables au quotidien dans la bonne marche de la société.En raison de la nature autoritaire de l’Etat kémaliste et des interdictions dont ont été victimes par le passé les partis d’inspiration confessionnelle, les islamistes turcs ont appris a être prudents dans le maniement de concepts trop marqués.

Il faut comprendre le terme de « conservateur » comme un moyen adroit d’introduire de façon implicite une référence à l’Islam. Dans un pays quasi-exclusivement musulman où la pratique religieuse est massive, la double identité de l’AKP, démocrate et islamique, ne se contredit pas, elle est complémentaire, chacun des termes renforçant l’autre. Cette association prend d’autant plus de force, qu’elle combat un système qui tend à confondre tout aussi naturellement laïcité et autoritarisme.

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Révolte contre le monde moderne

Akdogan, entend le conservatisme comme « une révolte contre la révolte ». Ce qui est remis en cause, c’est l’ensemble de la cosmogonie individualiste et nominaliste issue de la Renaissance et des Lumières. C’est l’oubli de la transcendance, des légalités immuables au bénéfice d’une vision matérialiste de l’existence. En délaissant les « lois naturelles », les modernes ont détruit les gardes-fous qui empêchaient l’humanité de sombrer dans la barbarie. Débarrassé de la transcendance divine, l’homme acquiert la possibilité d’évoluer sans autres critères de référence que lui-même. Selon Akdogan, l’origine de ce renversement complet des rapports se trouve chez Descartes. En posant en premier l’être comme la base de la raison, il tend à démontrer que l’humanité peut exister en laissant Dieu en marge. L’être est partie prenante de la raison. L’être et la raison ne font plus qu’un. L’on aboutit par conséquent « à la dictature de la raison » [2] matrice de tous les totalitarismes. La raison n’est pas la Connaissance, alors que la société est fondée sur l’expérience. Dés lors pour Akdogan, « Certaines conséquences des Lumières sont négatives. L’application d’un projet politique visant à changer de fond en comble la société est arrivée aux résultats inverses de ceux escomptés. Le conservatisme s’oppose aux changements révolutionnaires engendrés par les idéologies rationalistes » [3].

Le conservatisme refuse le radicalisme et le remodelage mécanique de la société. Ce postulat implique une condamnation sans appel des idéaux de 1789. Akdogan s’élève contre la prétention destructrice de la Révolution qui au nom d’une coupure radicale prétend accoucher d’un homme nouveau. La révolution française a enclenché une guerre ouverte contre toutes les sociétés organiques et les règles établies. La table rase avec la passé, la définition de la liberté par l’égalité, la volonté de contraindre à la liberté portent en germe le despotisme. La Révolution Kémaliste est une parfaite étude de cas. Le dogmatisme centraliste et jacobin directement inspiré du modèle français, l’idée d’une laïcité autoritaire comme religion civile obligatoire, annoncent la « réunion des deux têtes de l’aigle » [4], et créent les fondements d’une théocratie sécularisée, c’est à dire du totalitarisme. Akdogan dénonce le projet d’ingénierie sociale que sous-tend le projet révolutionnaire, l’idée d’un pays vu comme une feuille blanche, l’incroyable orgueil de vouloir bâtir un édifice politique ex-nihilo à la seule aide de la raison pure [5].

A la brutalité du modèle français, Akdogan oppose l’Angleterre et sa « Glorious Révolution » (1689). Si le renversement de Jacques II a consacré une nouvelle dynastie, rétablie les libertés traditionnelles, elle n’a ni mis à bas l’institution monarchique, ni provoqué de césure avec la Tradition. Akdogan joint sa voix à celle du maître de la pensée conservatrice anglo-saxonne, Edmond Burke, pour rejeter l’héritage des Lumières : « Nous,ne nous reconnaissons pas en Rousseau ; Nous ne sommes pas des disciples de Voltaire ; Nous avons peur de Dieu et nous nous nourrissons une profonde foi religieuse » [6].

Le Credo de Burke s’organise autour de six grand canons, colonne vertébrale de la pensée conservatrice classique et dont l’AKP peut se réclamer sans équivoque :
-L’importance du religieux
-Le danger de vouloir réformer au mépris du droit des gens
-La nécessité de tenir compte des réalités et des distinctions naturelles
-L’inviolabilité de la propriété privée
-La société vue comme un tout organique
-Un changement qui s’enracine dans l’expérience du passé [7].

L’influence de la pensée conservatrice anglo-saxonne sur l’AKP, ne se limite pas uniquement à des auteurs du XVIII eme ou du XIX siècle. Les mannes des théoriciens du néo-conservatisme américain, Irving Kristol, Robert Nisbet, Norman Podhorezt sont invoqués. Moins conservatrice dans l’acceptation traditionnelle du terme, plus libérale, cette école se définit à l’aune d’un libéralisme critique. Un libéralisme qui rejette la confusion entre liberté et révolution. Ce libéralisme s’est fait critique à l’égard de lui-même. Il est parvenu à la conclusion que la liberté et l’individu sont plus que de simples moyens au service de principes progressistes aussi généreux soient-ils. Ce courant néo-conservateur trouve son origine dans le passage à droite, à la fin des années soixante d’intellectuels venus de l’extrême gauche. Il fusionne partiellement avec le conservatisme américain classique et ses valeurs cardinales :économie de marché, limitation du rôle de l’Etat, défense de la famille, libre expression de la religion dans la vie quotidienne.

Ces références appuyées au conservatisme anglo-saxon, ne doivent pas néanmoins occulter, une tradition conservatrice propre à la Turquie. Celle-ci a pu s’incarner au début de la République dans des hommes comme Hakki Baltacioglu, Peyami Safa, Hilmi Ziya Ülken qui tout en ayant participé à la guerre d’indépendance se sont montrés en retrait pour ne pas dire critiques à l’égard des grandes réformes kémalistes, destructrices de leur point de vue de l’ordre organique de la nation [8]. En outre, Akdogan assume une filiation avec certains grands théoriciens de l’Islam politique turc, à l’image de Necip Fazil Kisakürek, Hamdi Tanpinar ou Nurretin Topçu. Pour ce dernier il faut que la Turquie renoue avec mille ans de culture musulmane anatolienne. Ce sont des pans entiers de l’identité turque, folklore populaire, philosophie soufie, morale islamique délaissés par la marche forcée vers l’occidentalisation qui doivent être revigorés [9].

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Une synthèse organique

Le conservatisme de l’AKP n’est pas la réaction. L’on ne peut renouveler les formes révolues de gouvernement et effacer les grandes ruptures de l’Histoire comme si elles n’avaient jamais eu lieu. Comme l’écrit Akdogan « l’objectif du conservatisme n’est pas seulement de restaurer des légalités passées, mais d’apporter de nouvelles formes à des règles immuables » [10]. Etre conservateur, c’est créer des choses qui méritent d’être conservées. Le principe de conservation n’est pas synonyme d’inertie mais d’évolution dans la continuité. Si le changement est nécessaire, il doit être tempéré au nom des lois naturelles. A l’image du corps humain, tout organisme met du « temps et de la modération pour se construire » [11]. La tradition qui résulte de cette évolution empirique ne peut être mauvaise par essence, car elle est toujours le produit de l’expérience concrète des générations passées. La Révolution française comme son épigone kémaliste sont a contrario pour Akdogan des exemples néfastes de tentative de reformatage de la société et de coupure dans un processus historique. Si « il est nécessaire d’accepter la modernité spécialement technologique… ces fondements philosophiques, l’individualisme, le laïcisme, le rationalisme, le matérialisme, doivent être critiqués au regard des errements auxquels ils ont pu aboutir, et seulement après être adaptés aux valeurs locales. » [12]. Ce qui est réfuté, c’est l’idée d’un homme interchangeable. Sans tradition, « une nation meurt » [13]. Le conservatisme est la compréhension instinctive de l’idée d’origine. Les valeurs traditionnelles de la société turque ne sont pas les produits de la métaphysique abstraite des Droits de l’Homme. Elles sont l’aboutissement d’une histoire originale qui a cristallisé une tradition particulière dans laquelle le sacré, en d’autres termes l’Islam tient une place fondamentale.

Le conservatisme rejette l’utopie. L’émancipation forcée des individus extraits brutalement du cadre de leur communauté naturelle (religieuse, régionales), n’entraîne pas une réduction de l’autorité exercée, mais au contraire, un déplacement et une accentuation de celle-ci sous la forme de l’Etat moderne tout puissant.

Autre intellectuel proche de l’AKP, le philosophe islamiste Ali Bulaç discerne cette potentialité despotique, qui peut naître de l’abaissement ou de l’anéantissement des pouvoirs internes de la société au profit de l’Etat-Moloch. Le conservatisme est selon lui un mécanisme d’autodéfense de la société face aux immixtions de l’Etat-central. « Le conservatisme est un concept qui s’inscrit dans la société du XIX siècles contre l’intervention centralisatrice et jacobine des Lumières françaises. La société doit exister par elle-même et défendre une éthique de responsabilité individuelle, d’indépendance et de liberté, Elle est au cœur du champ politique. En conséquence la démocratie qui en procède est légale et légitime. C’est dans ce cadre qu’entre la définition de la démocratie conservatrice » [14].

Dans la tradition islamique, de nombreux termes peuvent être considérés comme porteurs d’un potentiel démocratique. En particulier ceux qui s’opposent à l’arbitraire. Dans cette perspective, les conventions destinées à veiller au respect des droits des minorités non musulmanes (Dhimis) sont un premier pas vers la reconnaissance du pluralisme. Bien avant « la Déclaration des Droits de l’Homme et autres Habeas Corpus, l’Islam avait intégré dans son code le respect de la personne » [15]. Dans la tradition coranique des termes comme Umma (communauté des croyants), Choura (consultation mutuelle), et Malasha (intérêt général) montrent que la souveraineté populaire et le pouvoir divin peuvent se compléter harmonieusement. Tant qu’elle s’inscrit dans une perspective reconnaissant l’hégémonie ultime du pouvoir du créateur, la majorité est apte à exercer des compétences politiques. La désacralisation de l’Etat au profit du divin peut agir comme un frein sur les gouvernants, tout en donnant à un peuple, tempéré par sa foi, la possibilité de se gouverner démocratiquement. Dans le monde actuel, la séparation du religieux et du politique engendre un vide spirituel permettant l’existence de système politique dénués de valeurs morales. Prométhéen et progressiste, le kémalisme se caractérise aux yeux d’Akdogan par sa haine des religions révélées, sa volonté symétrique et obsessionnel de réaliser à tout prix sur terre l’idéal de justice et d’égalité contenue jusqu’alors dans la promesse de l’Au-Delà. Son instrument de prédilection est un Etat tout puissant investi d’une légitimité militante. De ce point de vue, un Etat laïcisant ou « idéologique » autorise tous les abus de pouvoir. Car « l’Etat idéologique à tendance à avoir ses propres règles » qui ne sont pas celle de la démocratie [16]. Or, ce qui fait la démocratie, ce n’est pas la forme de l’Etat, mais la participation du peuple à l’Etat. Et dans la Turquie kémaliste, le peuple au nom du processus de modernisation autoritaire, s’est toujours senti dépossédé de cette participation au profit des élites. Aussi celui-ci s’est mis naturellement à distinguer la République et ses principes laïcs, de la démocratie. Le système idéal ne réside pas dans une « démocratie mécanique » réduite « aux élections et aux associations reconnues », mais dans « une démocratie organique se propageant de place en place dans l’ensemble du corps politique et social » [17]. Cette démocratie organique dans l’esprit d’Akdogan s’appuie sur les réseaux tissés par les confréries religieuses qui irriguent en profondeur la société turque. Sans religion, pas de vie en commun : la place de l’Islam dans la société n’est pas seulement un code de conduite personnelle mais une orientation majoritaire. Dès lors, cette orientation majoritaire rejoint la volonté générale pour ne plus former qu’un et l’on aboutit de facto à une forme de « Théodémocratie . Le sacré légitime l’autorité. Car, toute « autorité à des racines divines, sans autorité il ne peut y avoir de société, il y a forcément une religion sur laquelle est constituée la société » [18].

Le corpus idéologique de l’AKP s’organise autour de la notion clef de société civile. Les néo-islamistes voient la société humaine comme un organisme vivant, alors que les Républicains tendent à se représenter la société comme une machine que l’on révise en fonction de principes rationnels. Akdogan considère « la société comme un tout organique » [19]. Le théoricien de l’AKP emprunte à Joseph de Maistre la conviction que « l’homme ne peut exister sans société » [20]. L’ordre organique a été fait pour l’homme. L’homme abstrait n’existe pas. Akdogan préconise le transfert aux corps intermédiaires des fonctions monopolisées par la bureaucratie. Il faut revaloriser la notion de subsidiarité et le rôle des communautés naturelles, plus aptes à gérer de façon responsable les mécanismes de solidarité. Pour les islamistes, les communautés religieuses sont la société civile. Comme aux Etats-Unis elles sont susceptibles de prendre en charge l’aide aux plus démunis et décharger l’Etat du fardeau de l’assistanat. Dans un pays quasi-unaniment musulman où l’adhésion à la religion est massive, l’autonomisation de la société par rapport à la tutelle étatique conduit à terme à consacrer les fondements de son identité.

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Conserver, c’est détruire !

La principale différence entre l’AKP et l’Islam politique classique, réside dans le fait que les néo-islamistes ont abandonné l’idée d’une religion d’Etat. Loin de renforcer la Foi, l’intrusion de la religion dans la sphère profane, la condamnerait à plus ou moins brève échéance à être absorbée par le politique et ses aléas humains. L’Etat n’a pas à imposer de morale personnelle sous peine de provoquer des réactions inverses à celles escomptées. L’homme est libre de pécher, tout comme il est libre de « nier la religion » [21]. En conséquence, la Charia ne peut s’appliquer à tous. En dehors de la religion, il est nécessaire de maintenir un corpus juridique autonome. La majorité doit tenir compte des modes de vie qui ne sont pas les siens et reconnaître pleinement le droit à la critique pour ses adversaires. Car la « démocratie supporte au premier plan la tolérance » [22]. Plutôt que d’œuvrer à faire des lois pour imposer par le haut un dogme, les néo-islamistes turcs estiment qu’ils doivent d’abord s’impliquer personnellement et moralement dans la vie de tous les jours.

Si démocratie et religion ne sont pas inconciliables, la laïcité, c’est-à-dire l’idée de la séparation du sacré et du profane, est une remise en cause radicale de toutes les croyances et à plus forte raisons de celles qui proclament la nature universelle du message de Dieu contenu dans le Coran. L’Islam est une forme d’organisation globale, à la fois sociale et politique : la loi coranique (Charia) fixe autant les normes du culte que les règles du droit. Cette essence totalisante engendre de lourd dilemme pour l’Islam, que le christianisme, lui, a résolu dés l’origine par la doctrine des deux glaives du pape Gélase : à Dieu l’empire sur l’âme, aux hommes l’admnistration des corps. Cette distinction qui porte en germe la notion de laïcité n’a pas d’équivalent en Islam où tout en dernier lieu est toujours rendu à Dieu.

L’AKP ne cherche pas à supprimer la laïcité pour instaurer la Charia. Au contraire, les néo-islamistes exigent une vraie laïcité et la fin de l’ingérence de l’Etat dans une sphère relevant du privé. La laïcité implique d’abord la neutralité des institutions. Mais il y a confusion lorsqu’elle sort de ce cadre pour être comprise comme une idéologie. Une laïcité : « monopolistique totalitaire, un mode de vie jacobin à l’origine de conflits destructeurs pour la paix sociale » [23]. En ce sens, l’on peut parler d’un Etat religieux sécularisé. L’ancien président de la République Ahmet Sezer, entérine cette définition lorqu’il déclare : « L’idéologie de la République turque moderne est fondée sur les principes de la Révolution d’Atatürk. Elle est l’idéologie d’Etat que tous les citoyens ont à soutenir » [24]. L’Etat n’est pas censé respecter les citoyens, mais tous les citoyens ont à obéir à l’Etat. Pour Akdogan, l’Etat n’a pas à s’interposer entre les individus et leur croyance. Il doit par ailleurs admettre la libre expression publique des convictions religieuses et condamner toutes formes de discriminations. Un authentique laïcité garantit aux croyants le droit d’exercer leurs cultes en toute sérénité. La laïcité doit être réinterprétée de façon positive car « les croyances religieuses sont un morceau de ce pays » [25].

Akdogan célèbre l’économie de marché et voit dans la propriété privée une institution parfaitement en phase avec la culture islamique. La dérégulation des échanges, la privatisation du secteur public doit restaurer la séparation naturelle entre l’Etat et la société. L’Etat providence doit être démantelé et cantonné à ses fonctions régaliennes. En décentralisant les richesses et en dressant des murs infranchissables sur le chemin de l’Etat, la libre entreprise constitue le ferment le plus solide des libertés publiques et du pluralisme social. Car à moins de rencontrer de forts contre-pouvoirs l’Etat moderne est naturellement porté vers l’expansion du fait de sa nature globalisante. En développant un espace social indépendant du carcan étatique l’économie de marché renforce ces contre-pouvoirs. A contrario de ce programme idéal, le kémalisme avec sa triple logique centralisatrice, laïciste et bureaucratique fait figure de repoussoir.

Dans la lignée de Friedrich von Hayeck et de Burke, l’AKP conçoit les libertés traditionnelles comme partie inhérente de l’ordre sociale. L’Etat est là pour restaurer l’autorité et la vie sociale pas pour « les liquider » [26]. La société est un parapluie sous lequel tout un chacun peut s’abriter librement, à l’inverse de la société moderne où l’homme en échange d’une protection fait le sacrifice de sa liberté sur l’autel de l’Etat tout puissant. Akdogan martèle : « Dans le monde moderne, l’individu est seul dans la foule, il avale en conséquence le remède de l’appareil d’Etat. Les gens sont aujourd’hui nus, spirituellement détachés, isolés. Ils ne se trouvent plus de lien qui les rattache à un héritage, à quelqu’un ou quelque chose. Pour le conservatisme, les libertés individuelles sont liées au libre arbitre de l’individu. Il ne désire pas l’atomisation des structures sociales, car seul le nihilisme peut sortir de l’individualisme » [27].

La famille est l’expression la plus aboutie de l’ordre social. Mais avec l’Etat providence, le lien familial se morcèle. Les individus prennent l’habitude de ne dépendre que de l’Etat. Alors que la famille doit être le lieu de la transmission de la propriété, les pères et les frères abandonnent leurs responsabilités. Or plus la propriété familiale s’élargit, plus dans le même temps, la prospérité de la famille grandit et donc l’aide qu’elle peut apporter aux siens [28].

La démocratie conservatrice d’Akdogan, s’apparente à une synthèse organique où la défense des valeurs traditionnelles synonymes d’Islam rejoint l’aspiration à leur libre formulation dans l’espace public. Le conservatisme de l’AKP est à la fois créateur et destructeur. Il est un retour non vers ce qui a déjà existé mais vers des permanences éternelles, qu’il adapte aux contingences du monde moderne. Acceptant la « langue de l’adversaire », l’AKP s’emploie à conférer une nouvelle signification à des termes habituellement valorisés par le camp progressiste : « Démocratie », « Société civile ».

Le conservatisme est compris : « non comme la protection de toutes structures, institutions existantes mais seulement de certaines d’entre-elles » [29]. Aujourd’hui, ce conservatisme est révolutionnaire, dans la mesure où expression légitime de la majorité de la société turque, il interroge dans ses fondements l’ensemble du système laïc, étatiste et autoritaire tel qu’il existe depuis 1923.

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Tancrède JOSSERAN
Directeur de l’observatoire de la Turquie et des relations euro-turques
source : www.magistro.fr


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| Mots Clefs | Pays : Turquie |

[1Dr. Yalçin Akdogan, AK Parti ve Muhafazakar Demokrasi, L’AKP et la Démocratie Conservatrice, Alfa, Istanbul, 2004.p.5.

[2Ibid.p.57.

[3Ibid.p55.

[4Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, Livre IV, Chapitre VIII, « De la religion civique ».

[5Op.Cit.(1).p.28.

[6Ibid.p.29.

[7Ibid.p.26.

[8Ibid.p.35.

[9Ibid.p.37.

[10Ibid.p.48.

[11Ibid.p.52.

[12Sultan Tepe, “A Pro-islamic party ? Promises and Limits”, in Hakan Yavuz, The emergence of a new Turkey, The University of Utah Press, Salt Lake City, 2006, p.122.

[13Op.Cit.(1).p.54.

[14Ibid.p.25.

[15Ibid.p.74.

[16Ibid.p.17.

[17Ibid.p.68.

[18Ibid.p.40.

[19Ibid.p.48.

[20Idem.

[21Ibid.p.84.

[22Idem.

[23Ibid.p.85.

[24Mustafa Aykol, Turkish Daily News, 17 avril 2007, “The poverty of Marxism Sezerism”

[25Op.cit.p. (1).79.

[26Ibid.p.41.

[27Ibid.p.50.

[28Ibid.p.51.

[29Op.Cit.(12).p.121.