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Qui a peur du Conseil de Sécurité ? par Thérèse Delpech
30.11.2005

Thérèse Delpech est Directrice des Affaires Stratégiques au Commissariat à l’Energie Atomique depuis 1997. Elle a été, entre 1995 et 1997, conseiller auprès du Premier Ministre (affaires politico-militaires) et, entre 1987 et 1995, directeur adjoint des Affaires internationales (Questions stratégiques et de défense, non-prolifération) au Commissariat à l’Energie atomique. Thérèse Delpech a publié en octobre : L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle (Grasset), Prix Femina de l'Essai en 2005.



Pendant des mois, les pays européens engagés dans la négociation avec l’Iran ont menacé Téhéran d’une saisine du Conseil de sécurité si les activités de conversion de l’uranium à Ispahan étaient reprises. Ces activités ont repris le 8 août et une deuxième campagne a même commencé en novembre, conduisant le directeur général de l’AIEA à annuler une visite à Téhéran.

Puis les gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique ont voté, le 24 septembre, une résolution reconnaissant que l’Iran était en violation de ses engagements internationaux. Cela vaut transfert au Conseil de sécurité (article 12 C du statut de l’Agence).

En troisième lieu, le nouveau président iranien a tout fait pour aggraver son cas. Il a prononcé le 17 septembre un discours calamiteux devant l’Assemblée générale des Nations unies, puis à l’occasion d’une conférence sur « Le monde sans sionisme », le 26 octobre, il a cru pouvoir dire qu’Israël « devait être rayé de la carte » et que « les dirigeants de la nation musulmane qui reconnaîtront Israël brûleront dans les flammes de la colère de leur propre peu peuple ». Ces propos ont naturellement produit une très forte réaction internationale, et ont aussi conduit le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, à annuler un déplacement à Téhéran.

Enfin, tous les efforts des Européens et des Russes pour revenir à la table de négociation ont été accueillis par une fin de non-recevoir à Téhéran. La proposition la plus récente, qui venait de Moscou et proposait un enrichissement sur le sol russe à partir de matières produites en Iran, a été rejetée comme les autres et cela, c’est un comble, juste au moment de l’ouverture du dernier conseil des gouverneurs de l’AIEA, qui s’est ouvert vendredi 25 novembre.

Cette proposition, dont on chuchotait que les Européens ne la refuseraient pas si Téhéran avait le bon goût de l’accepter, constituait pourtant un recul majeur pour l’Europe puisqu’elle acceptait sans le dire des activités de conversion en Iran. Elle constituait aussi un recul pour la Russie qui, quelques mois plus tôt, avait jugé cette proposition « ridicule ».

- Tout se passe donc comme si l’Iran, sûr de son affaire, n’avait strictement plus rien à craindre, et comme si, au contraire, les Européens avaient une peur bleue de la simple mise en oeuvre de leur menace, c’est-à-dire du transfert au Conseil de sécurité. On peine à comprendre pourquoi.

S’il est un pays qui a de bonnes raisons de craindre ce transfert, malgré quelques rodomontades de circonstance, c’est bien l’Iran. Et d’ailleurs, il existe un document officiel qui ne laisse aucun doute à ce sujet  : c’est le testament que le Dr Rohani, chef négociateur de la précédente équipe, a transmis au président Khatami en juin à la fin de sa mission.

Un transfert au Conseil de sécurité, quelles que soient par ailleurs les actions adoptées à New York, aurait selon lui pour effet immédiat de compromettre les investissements étrangers en Iran, dont l’économie iranienne a tant besoin pour répondre à une demande considérable d’emplois dans les prochaines années.

Quelle est donc l’explication de la pusillanimité des Européens ? Est-ce la crainte d’une opération militaire de type Irak en Iran ? Très honnêtement, même si l’option est toujours formellement sur la table, Washington donne le sentiment d’avoir d’autres chats à fouetter, et la modération des propos récents de Tel-Aviv sur le dossier iranien ne témoigne pas non plus d’une humeur très belliqueuse d’Israël.

A-t-on donc peur des sanctions, et notamment de celles qui auraient le plus de chance d’être efficaces, pétrolières et gazières ? C'est plus plausible, mais on oublie alors que l’Iran a plus encore besoin de vendre son pétrole et son gaz que le reste du monde de l’acheter. A preuve, la rapidité avec laquelle Téhéran a fait savoir à New Delhi que son vote de la résolution de l’AIEA condamnant l’Iran ne remettrait pas en cause un important contrat gazier.

Mais le plus consternant de l’histoire est encore que les Européens ont mis au point depuis presque un an un plan en plusieurs étapes.
Dans un premier temps, il s’agirait seulement de redemander à Téhéran, avec l’autorité qui est celle du Conseil, de reprendre la suspension agréée en novembre 2004 avec les Européens, de faire sortir d’Iran — pourquoi pas en Russie ? —, les matières produites depuis la campagne de conversion qui a débuté en août, et de donner à l’AIEA des pouvoirs accrus pour des inspections plus intrusives indispensables, notamment sur les sites tenus par les militaires ou les pasdarans.

Qui donc parmi les cinq membres permanents pourrait s'opposer à une demande aussi raisonnable ?

- Un veto de la Russie, pays dépositaire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), paraît totalement exclu. Et la Chine est bien connue pour utiliser le sien sur un sujet unique : Taïwan.

Nous voilà donc revenus à la case départ : la saisine du Conseil de sécurité dont on s’empresse de souligner qu’il constitue « le coeur de la sécurité collective  ». Mais personne n’agit.

Quitte à oublier que l’Iran a reconnu avoir acquis du Pakistan un document sur le moulage et l’usinage en demi-sphères d’uranium métal. Les experts des armes nucléaires ont immédiatement compris de quoi il s’agissait... Assiste-t-on au retour à l’impuissance de la Société des Nations ?

En 1905, avec la guerre russo-japonaise, la première révolution russe et la crise de Tanger entre la France et l'Allemagne, de nombreux signaux annonçaient l'orage que seuls quelques observateurs perspicaces ont vu venir : la guerre de 1914-18, qui portait elle-même en germe la nuée de 1939-45. En avons-nous vraiment fini avec le siècle des grandes catastrophes et des totalitarismes ?

En 2005, le Moyen-Orient et peut-être surtout l'Extrême Orient sont de bons candidats pour de nouvelles catastrophes historiques. Qui a suivi de près les péripéties de la saga nucléaire iranienne, le chantage nord-coréen, l'extrême tension dans le détroit de Taïwan (l'accord de défense entre Taïwan et les Etats-Unis transformerait la confrontation entre les deux Chine en conflit mondial, faisant de Taïwan l'Alsace-Lorraine du XXIème siècle), l'hostilité sino-japonaise, comprend que le péril nucléaire est aujourd'hui plus divers et peut-être plus réel encore que pendant la guerre froide. Pendant que bouillonnent ces chaudrons, l'Europe, fatiguée de courir le monde et tentée par une sortie de l'Histoire, cultive le romantisme niais de la fin des grands conflits.

L'Europe n'est plus un modèle pour le monde. Sa conscience est troublée, son esprit craintif et sa politique introvertie. Quant à la France, sa position vis-à-vis de la Russie sur le dossier tchétchène et envers la Chine sur le dossier de Taïwan cumule tous les inconvénients: en préférant la honte et la guerre, elle pourrait finir par avoir l'une et l'autre !

Opposer éthique et Realpolitik est artificiel : on peut être à la fois immoral et suicidaire... « Peut-être ne vous intéressez-vous pas à la guerre, mais elle s'intéresse à vous » (Trotsky)

Quelles idées méritent encore que nos sociétés post-héroïques prennent des risques pour les défendre? Telle est la question de fond auquel cet ouvrage passionnant apporte des éléments de réponse.



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