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L’Asie chasse gardée des stratèges russes et chinois ?
26.08.2005

Revue de presse par le Courrier international - 25 août 2005 : Pour la première fois, les armées russe et chinoise ont réalisé en commun des exercices militaires à grande échelle en Extrême-Orient. Un signal fort des deux puissances asiatiques, qui affirment ainsi leur volonté de soustraire le continent à la tutelle militaire américaine.



Jeudi 25 août, les forces armées chinoises et russes achèvent les premiers exercices militaires conjoints de leur histoire, qui avaient lieu depuis le 18 août en Extrême-Orient. Répondant au nom de code Mission de paix 2005, les opérations ont mobilisé près de 10 000 hommes (dont 1 800 Russes) et de nombreux navires, avions et véhicules amphibies. Elles se sont déroulées en deux temps : d’abord à Vladivostok, port d’attache de la flotte russe du Pacifique, où les états-majors ont mené des consultations politico-militaires sur la situation ; ensuite, autour de la presqu’île de Shandong, en mer Jaune, où trois scénarios différents avaient été ébauchés : un blocus maritime, avec la participation de destroyers lanceurs de missiles guidés et de chasseurs aériens ; un débarquement amphibie mené par les forces aériennes, navales et les parachutistes ; enfin, l’évacuation de populations avec la participation de bombardiers stratégiques russes Tu-95MS et Tu-22M3, ainsi que d’avions de chasse chinois", note le China Daily. L’hypothèse de départ commune était une intervention sino-russe sous mandat de l’ONU dans un pays déchiré par un conflit ethnique.

« Pour la première fois, la Russie et la Chine réalisent de telles manœuvres militaires communes, insiste la Nezavissimaïa Gazeta. Vu leur envergure et les particularités du scénario, il semble que Moscou et Pékin se risquent à une action d’intimidation militaire sans précédent à l’encontre des Etats-Unis », commente ce journal russe de l’opposition libérale.

Les observateurs ont en effet du mal à croire la thèse officielle selon laquelle il s’agit d’opérations antiterroristes.

« Quel type d’opération antiterroriste implique la participation de sous-marins nucléaires et de bombardiers stratégiques ? » s’interroge la Komsomolskaïa Pravda.

« De nombreux analystes en concluent qu’en réalité les deux pays ont élaboré des scénarios d’invasion de Taïwan. » Un objectif tout à fait plausible pour Pékin.

Mais « la Russie ne va pas pour autant risquer une détérioration de ses relations avec les Etats-Unis, alors que le Pentagone soutient très clairement le régime de Taipei », souligne la Nezavissimaïa Gazeta.

En dépit du caractère de défi de ces manœuvres à l’égard de Washington, « il est difficile de croire que le ministère de la Défense russe envisage sérieusement d’entrer en guerre contre les Etats-Unis », note Alexandre Goltz, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Russe Ejenedelny Journal.

Ce fin connaisseur des questions militaires voit dans les manœuvres russo-chinoises un aveu de l’immobilisme de l’armée russe. « Le fait est que les stratèges russes ne connaissent aucun autre scénario militaire. Et ils n’ont pas envie d’en concevoir de nouveaux pour la simple raison que réaliser d’autres manœuvres montrerait inévitablement les négligences dans la préparation militaire et le gaspillage des dépenses. »

D’après le général russe Iouri Nekatchev, responsable des opérations de maintien de la paix en Transdniestrie et dans le Caucase, « la Russie jouera plutôt le rôle d’éminence grise fournissant à l’armée chinoise son matériel le plus récent », rapporte la Nezavissimaïa Gazeta. Une hypothèse plus que vraisemblable pour le journal, qui évoque la « vente possible de bombardiers stratégiques à la Chine ou encore l’intérêt manifesté par cette dernière pour le missile de croisière ultrasophistiqué X-555, qui pourrait atteindre non seulement Taïwan, mais aussi le territoire des Etats-Unis ».

Mais l’hypothétique scénario d’invasion de l’île nationaliste de Taïwan n’est pas le seul. « Ainsi, au Japon, on suppose que la Chine et la Russie préparent petit à petit l’occupation conjointe de la Corée du Nord en cas de circonstances exceptionnelles - comme la disparition de l’arène politique du dirigeant nord-coréen Kim Jong’il » -, rapportent les Izvestia. De même, il pourrait s’agir de la vallée de la Fergana, théâtre de conflits ethniques au cœur de l’Asie centrale, ajoute le journal moscovite.

Cela dit, en décidant d’effectuer ces manœuvres communes, Moscou et Pékin ont envoyé un message clair à Washington, signifiant qu’il existe d’autres puissances militaires. « Les Etats-Unis ont entrepris des démarches qui ne pouvaient qu’inquiéter la Chine et la Russie », estime la Komsomolskaïa Pravda. Le journal cite le « redéploiement des troupes américaines en Corée du Sud et au Japon, l’installation de bombardiers stratégiques et de sous-marins américains sur l’île de Guam [ce qui renforce la position des Etats-Unis dans la région de l’Asie-Pacifique] et, enfin, l’expansion militaire américaine flagrante en Asie centrale ».

Désormais, partout en Asie, il faudra compter avec Moscou et Pékin. « En contrepoids au monde unipolaire envisagé par les Etats-Unis, les deux pays ont une vision multipolaire », note la Nezavissimaïa Gazeta dans un autre article.

« Ainsi, les exercices à grande échelle de la Russie et de la Chine ont démontré que ces puissances peuvent désormais elles-mêmes assurer la stabilité dans la région de l’Asie-Pacifique. De même, les manœuvres antiterroristes de l’Organisation de Coopération de Shanghai [OCS, qui regroupe Chine, Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan et Kirghizistan] et de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) visent la création d’un centre de stabilisation en Asie centrale concurrent des Etats-Unis et de l’OTAN, qui occupent l’Afghanistan. Enfin, un autre centre commence à voir le jour dans la région de la mer Caspienne, avec l’Iran, qui fait office de partenaire de la Russie. »

Kommersant souligne pour sa part la présence, lors des exercices militaires russo-chinois, des ministres de la Défense des pays de l’OCS, ainsi que des représentants de pays admis à titre d’observateurs : l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie. « Ils seront les témoins de la partie finale de Mission de paix 2005, mais aussi de la transformation de l’OCS en bloc militaire. »

Les voisins de la région Asie-Pacifique doivent-ils s’inquiéter des manœuvres russo-chinoises ? s’interroge Elizabeth Wishnick dans les colonnes d’Asia Times. Oui et non, répond ce professeur américain spécialiste des relations entre Pékin et Moscou.

Si, « d’une part, les manœuvres Mission de paix 2005 témoignent de la rivalité potentielle de la Chine et de la Russie à l’égard de la situation sécuritaire dominée par les Etats-Unis en Asie, d’autre part, ces exercices révèlent des divergences dans les objectifs politiques des Russes et des Chinois, ce qui limitera leur coopération stratégique future. »

Pour illustrer ces divergences, l’auteur souligne le fait que les manœuvres se déroulent loin des pays d’Asie centrale membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai, où le risque de conflits ethniques est le plus fort. En fait, la Russie était favorable à ce que Mission de paix 2005 ait lieu dans la région du Xinjiang, proche de sa base aérienne du Kirghizistan, alors que la Chine envisageait la province de Zhejiang, juste au nord de Taïwan. Un site jugé trop provocateur par les Russes. Finalement, une troisième option fut choisie.

Pour Elizabeth Wishnick, « Mission de paix 2005 a beau être un exercice commun, la Chine et la Russie poursuivent des objectifs distincts, et il y a peu de chances d’interventions militaires coordonnées à l’avenir dans des pays tiers ».
Philippe Randrianarimanana