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Pour un Islam réformé par Sir Salman Rushdie
22.08.2005

Les attentats de Londres doivent pousser les musulmans anglais à sortir des dogmatismes. « Il faut un véritable mouvement de réforme pour convertir les concepts fondateurs de l’islam à l’âge moderne, pour s’attaquer non seulement aux idéologues jihadistes, mais également aux séminaires étouffants des traditionalistes, et faire entrer par les fenêtres de ces cloîtres communautaires l’air frais dont ils ont tant besoin. »



Quand sir Iqbal Sacranie, chef du Conseil musulman de Grande-Bretagne, a déclaré « ce sont nos propres enfants qui ont perpétré les attentats du 7 juillet à Londres » , c’était la première fois, si ma mémoire est bonne, qu’un musulman britannique endossait, au nom de sa communauté, la responsabilité des délits commis par certains de ses membres.

Au lieu de blâmer la politique étrangère américaine ou « l’islamophobie », Sacranie a décrété que ces attentats représentaient un « défi majeur » pour la communauté musulmane. C’est toutefois le même personnage qui, en 1989, déclarait que « la mort constitu[ait] sûrement une sanction trop clémente » pour l’auteur des Versets sataniques.

En décidant d’anoblir Sacranie, et en le désignant comme la face acceptable de l’Islam « modéré » et « traditionnel », Tony Blair exprime soit la volonté politique d’un apaisement religieux, soit le dénuement qui est le sien face au peu d’options concrètes dont il dispose en ce domaine.

Sacranie est un fervent défenseur du projet de loi tant décrié sur « l’incitation à la haine religieuse » mis au point par Tony Blair, et attend clairement de cette nouvelle mesure qu’elle condamne toute référence au « terrorisme islamique ». Pas plus tard que le 13 janvier, Sacranie déclarait que ce terme « profondément injurieux » est une aberration, se réjouissant du fait qu’ « assimiler les musulmans à des terroristes [serait] désormais puni par la loi ».

Deux semaines plus tard, son organisation boycottait une cérémonie de commémoration des 60 ans de la libération du camp d’Auschwitz. Si comme personnification du « gentil musulman », sir Iqbal Sacranie est ce que Tony Blair a de mieux à nous offrir, l’avenir s’annonce on ne peut plus délicat.

Le cas de Sacranie illustre bien l’impuissance de la stratégie du gouvernement Blair, qui compte sur les musulmans traditionnels, essentiellement orthodoxes, pour l’aider à éradiquer le radicalisme islamiste.

L’islam traditionnel est une vaste chapelle, qui regroupe sans aucun doute des millions de femmes et d’hommes tolérants et civilisés, mais qui englobe également nombre de ceux qui ont de la femme et de ses droits une conception antédiluvienne, qui considèrent les homosexuels comme des impies, qui ont peu de temps à consacrer à la vraie liberté d’expression, qui expriment de manière routinière des points de vue antisémites, et qui, s’agissant des membres de la diaspora musulmane ­ il faut bien le dire ­ se trouvent de multiples façons en désaccord avec leur culture d’accueil (chrétiens, hindous, non-croyants ou juifs).

A Leeds, d’où sont issus une bonne partie des terroristes impliqués dans les attentats de Londres, nombreux sont les musulmans qui vivent en vase clos, de manière quasi ségrégative vis-à-vis du reste de la population. C’est à partir de ces mondes séparés, campés sur la défensive, que certains de ces jeunes gens ont franchi un inexcusable pas moral en enfilant leurs funestes sacs à dos.

L’aliénation profonde qui mène au terrorisme trouve peut-être ses racines dans l’opposition de ces jeunes gens à la guerre en Irak ou ailleurs, mais il n’en reste pas moins que les communautés, coupées du monde, où évoluent ces musulmans traditionnels, favorisent particulièrement ce type d’asservissement à une cause. Ce qu’il faut, c’est enjamber la tradition.

Il faut un véritable mouvement de réforme pour convertir les concepts fondateurs de l’islam à l’âge moderne, pour s’attaquer non seulement aux idéologues jihadistes, mais également aux séminaires étouffants des traditionalistes, et faire entrer par les fenêtres de ces cloîtres communautaires l’air frais dont ils ont tant besoin.

- Il serait bon de voir les gouvernements et les chefs de communauté, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde musulman, peser de tout leur poids en faveur de cette idée, car la création et le soutien à un tel mouvement de réforme passent avant tout par un nouvel élan éducatif ­ dont les résultats ne se feront pas sentir avant une génération au moins ; un enseignement nouveau, apte à balayer les interprétations prosaïques et les dogmatismes étroits qui empoisonnent la pensée musulmane.

Pour commencer, il est temps que les musulmans parviennent enfin à étudier la révélation de leur religion comme un événement historique, loin de toute manifestation « surnaturelle ».

- Le fait que l’islam soit la seule religion dont les origines sont datées, donc enracinées dans les faits et non dans la légende, devrait notamment revêtir un intérêt particulier aux yeux des musulmans de toutes parts.

Le Coran a été révélé à une époque de grand changement dans le monde arabe : le glissement, au VIIe siècle, d’une culture nomade matriarcale vers un système patriarcal et urbain.

- En tant qu’orphelin, Mahomet a personnellement souffert des difficultés liées à cette transformation, et il n’est pas interdit de lire le Coran comme un plaidoyer pour les anciennes valeurs matriarcales mises à mal par le nouveau monde patriarcal. Un plaidoyer conservateur devenu révolutionnaire dans la mesure où il fait appel aux laissés-pour-compte du nouveau système : les sans-grade, les pauvres et, oui, les orphelins.

Mahomet était aussi un commerçant prospère, et au cours de ses pérégrinations, il a entendu les versions de la Bible relatées par les Nestoriens chrétiens du désert, que le Coran répercute fidèlement (le Coran veut en effet que le Christ soit né dans une oasis, sous un palmier).

- Les musulmans d’ici et d’ailleurs seraient fascinés de découvrir combien leur livre culte est un produit de son lieu et de son temps, et de combien de façons il reflète les propres expériences du prophète.

Cependant, rares sont les musulmans qui ont été autorisés à étudier leur livre religieux sous cet angle. L’insistance, au sein du monde islamique, sur le caractère infaillible et divin du texte coranique, rend toute interprétation analytique et érudite quasiment impossible. Comment admettre que Dieu ait été influencé par les événements socio-économiques du VIIe siècle ? Que les circonstances personnelles du messager aient influé sur son message ?

En rejetant cette dimension historique, les traditionalistes font le jeu des islamo-fascistes partisans du mot à mot, les autorisant à enferrer l’islam dans leurs certitudes et leurs idéaux inamovibles.

- Pourtant, considéré comme un document historique, le Coran offrirait une réinterprétation on ne peut plus légitime des différents âges qui se sont succédé.

Dès lors, les lois établies au VIIe siècle pourraient aisément s’effacer devant les contraintes et les besoins propres au XXIe siècle. La réformation de l’islam commence ici : avec l’acceptation du concept que toutes les idées, même sacrées, doivent s’adapter aux réalités changeantes.

La largesse d’esprit est soeur de la tolérance.
L’ouverture d’esprit est enfant de la paix.

Voilà la réponse essentielle aux « défis majeurs » soulevés par les terroristes.

Sir Iqbal Sacranie et les gens de son acabit accepteront-ils l’idée que l’islam a besoin d’être réformé ? Si oui, ils seront un élément clé de la solution.

Dans le cas inverse, ils se borneront à incarner la part « traditionnelle » du problème.