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Retrait d’Irak : les leçons de l’histoire par Henry Kissinger*
16.08.2005

Nous sommes aux prises avec un ennemi embusqué qui poursuit quatre objectifs principaux : 1. L’expulsion de tous les étrangers hors du territoire irakien ; 2. Les représailles contre ceux des Irakiens qui coopèrent avec l’occupant ; 3. La création d’un chaos permettant l’émergence d’un gouvernement composé d’islamiques, de sensibilité islamiste destiné à servir de modèle à d’autres pays musulmans ; 4. La transformation de l’Irak en une base d’entraînement pour les prochaines étapes du combat, en toute vraisemblance dans des Etats arabes modérés comme l’Egypte, l’Arabie saoudite et la Jordanie.



Le général Casey, le commandant des forces américaines en Irak, a annoncé que les Etats-Unis entendent commencer un retrait « réellement significatif » de leurs forces armées hors d’Irak juste après l’établissement d’un gouvernement constitutionnel par les élections prévues pour décembre. Selon d’autres sources, ce retrait concernera 30 000 hommes et quelque 22% du total du contingent engagé en Irak. D’après George Casey, l’amélioration de la situation sécuritaire et les progrès de l’entraînement des forces de sécurité irakiennes en vue du remplacement des troupes américaines rendent possible le retrait.

Mais comment définir ces critères ? Dans une guerre sans ligne de front, une accalmie est-elle un signe de succès ou bien le résultat d’une stratégie prise par l’adversaire ? Et la baisse d’intensité des attaques ennemies est-elle la conséquence d’une usure ou, au contraire, d’une tactique délibérée visant à conserver ses forces pour encourager le retrait américain ?

Pour un témoin privilégié des vicissitudes de l’engagement initial des Etats-Unis au Vietnam sous les administrations Kennedy et Johnson, avant d’être associé à la décision du désengagement sous l’administration Nixon, l’annonce faite par le général Casey a réveillé de douloureux souvenirs. Car la décision de diminuer de façon conséquente les effectifs américains, alors même que la guerre se poursuit, peut compromettre définitivement nos chances de succès. En influant sur les positions des insurgés et des forces gouvernementales, cette décision risque de faire dépendre l’évolution de la situation d’une estimation psychologique davantage que d’un jugement militaire. Chaque soldat retiré représentera un pourcentage toujours plus grand du total restant. Et la capacité des forces restantes à mener des actions offensives ira en s’atrophiant. Une fois le processus en marche, tout va s’enchaîner au risque de faire primer l’improvisation sur l’analyse stratégique. Qui plus est, une fois engagé, le processus deviendra irréversible.

En dépit de tels handicaps, la décision, prise au cours de la guerre du Vietnam, de remplacer les forces américaines par des armées locales - qualifiée de « vietnamisation » - fut, d’un strict point de vue sécuritaire, largement couronnée de succès. Entre 1969 et la fin de l’année 1972, on procéda au retrait de 500 000 soldats américains. L’engagement américain dans les combats au sol s’acheva au début de l’année 1971. Les forces américaines furent réduites de 400 hommes par semaine au cours de l’année 1968 et au début de l’année 1969, puis d’une moyenne de 20 par semaine en 1972.

L’élimination presque totale de la menace de guérilla après l’échec de l’offensive du Têt, en 1968, avait rendu possibles de telles mesures. La situation sécuritaire dans Saïgon et tous les autres centres urbains étaient bien meilleure que dans la plupart des villes irakiennes d’aujourd’hui. Le personnel américain pouvait marcher dans les rues sans armes et sans escorte. Saïgon contrôlait peut-être 80% du pays avec des lignes de front relativement bien établies. Les unités de l’armée vietnamienne étaient chaque jour davantage en mesure de repousser les attaques menées par les forces régulières de Hanoï. Lorsque l’armée vietnamienne - certes appuyée de renforts américains conséquents, mais néanmoins privée d’une force de frappe terrestre - brisa l’offensive de masse du Nord-Vietnam, il était encore loisible de tenir la vietnamisation pour une réussite. Peu de temps après, les Nord-Vietnamiens acceptèrent certaines clauses qu’ils avaient rejetées quatre ans auparavant.

Trois ans plus tard, la tendance s’inversa à la suite d’une attaque conduite par les forces conventionnelles de Hanoï, en violation de toutes les dispositions des accords de Paris. L’aide économique et militaire affectée au Vietnam avait été réduite des deux tiers à cause de l’épuisement émotionnel de l’Amérique face à la guerre et des répercussions du Watergate. De plus, le Congrès s’était opposé à tout soutien militaire - fût-il aérien - prodigué à l’allié assiégé. Aucun des pays garants de l’accord n’était disposé à lever le petit doigt.

L’ensemble de cet épisode démontra deux principes qu’on peut appliquer à l’Irak : on ne peut maintenir le succès militaire que si celui-ci s’appuie sur le soutien intérieur. Et la création d’une plateforme internationale au sein de laquelle le nouvel Irak peut prendre place doit être encouragée.

L’histoire, évidemment, ne se répète jamais terme à terme. Le Vietnam a été une bataille de la guerre froide, tandis que l’Irak est un épisode du combat contre l’islam radical. Pendant la guerre froide, l’enjeu principal était la survie politique d’Etats nations indépendants alliés aux Etats-Unis autour de la périphérie soviétique. La guerre en Irak porte moins sur la géopolitique que sur le choc des idéologies, des cultures et des croyances religieuses. Etant donné la « longue portée » du défi islamiste, l’issue des événements irakiens sera parée d’une signification bien plus profonde qu’au Vietnam. Si un gouvernement du type de celui des Talibans ou un Etat fondamentaliste devaient naître à Bagdad ou dans une quelconque région de l’Irak, des ondes de choc se répandraient dans l’ensemble du monde musulman. C’est la raison pour laquelle de nombreux opposants à l’entrée en guerre pensent désormais qu’une issue catastrophique au conflit irakien aurait des conséquences très sérieuses à l’échelle de la planète entière - ce qui constitue une différence fondamentale avec le cas de figure vietnamien. D’un autre côté, le défi militaire qui se présente en Irak est moins clair. Le combat pour lequel les forces locales en Irak sont entraînées diffère fondamentalement des champs de bataille de la fin de la guerre du Vietnam. Il n’existe pas, en Irak, de ligne de front. Car le champ de bataille est partout. Nous sommes aux prises avec un ennemi embusqué qui poursuit quatre objectifs principaux : 1. L’expulsion de tous les étrangers hors du territoire irakien ; 2. Les représailles contre ceux des Irakiens qui coopèrent avec l’occupant ; 3. La création d’un chaos permettant l’émergence d’un gouvernement composé d’islamiques, de sensibilité islamiste destiné à servir de modèle à d’autres pays musulmans ; 4. La transformation de l’Irak en une base d’entraînement pour les prochaines étapes du combat, en toute vraisemblance dans des Etats arabes modérés comme l’Egypte, l’Arabie saoudite et la Jordanie.

Les forces nord-vietnamiennes étaient en possession d’armes lourdes, disposaient de sanctuaires dans des pays voisins, et disposaient au minimum d’un demi-million d’hommes entraînés. On peut évaluer les effectifs de l’insurrection irakienne à plusieurs dizaines de milliers d’hommes en possession d’armes légères. Leur arme la plus efficace consiste en des explosifs de fabrication artisanale, et leur système d’offensive le plus efficient est l’attentat suicide, le plus souvent contre des cibles civiles non armées.

La population irakienne a fait montre d’une équanimité extraordinaire face aux massacres délibérés et systématiques. En fin de compte, c’est sa perception qui va déterminer l’issue du retrait, autant que la situation militaire. L’insurrection parie sur le fait qu’en prélevant un important tribut sur le gouvernement américain et ses collaborateurs, elle est à même de terroriser un nombre grandissant de civils. Le gouvernement irakien et les Etats-Unis tablent sur un phénomène d’usure d’un autre type : il est toujours possible que la focalisation de l’insurrection sur les massacres de civils soit le fait d’un nombre relativement faible d’insurgés - d’où son obligation de conserver des hommes et d’éviter d’attaquer des cibles importantes ; en conséquence, il devrait être possible d’épuiser graduellement sa résistance.

Mais comme l’axiome central des guérillas est qu’elles sont victorieuses à condition de n’être pas perdantes, une situation d’impasse est inacceptable. C’est moins à la lumière de son aptitude à conserver le niveau existant de sécurité qu’à l’aune de sa capacité à l’augmenter que la stratégie américaine - avec le processus de retrait dont elle s’accompagne - pourra être jugée victorieuse ou perdante.

Dans ce combat, la qualité de l’intelligence sera déterminante. L’expérience du Vietnam suggère que l’efficacité des contingents locaux dépend profondément du cadre politique. Le Sud-Vietnam possédait quelque onze divisions, deux dans chacune des quatre zones militaires et trois autres constituant la réserve. En pratique, seuls les contingents de réserve purent être déployés à travers le pays. Les divisions qui défendaient les provinces dans lesquelles elles étaient stationnées et avaient l’occasion de recruter, étaient passablement efficaces. Ce sont elles qui contribuèrent à la déroute de l’offensive nord-vietnamienne en 1972. Mais toutefois, déplacées dans des zones de combat qui ne leur étaient pas familières, elles s’avérèrent nettement moins solides - défaillance qui fut l’une des explications des désastres de l’année 1975.

Les antagonismes religieux et ethniques entre sunnites, chiites et Kurdes pourraient bien constituer l’équivalent irakien de cette situation vietnamienne. Au Vietnam, l’efficacité des forces armées dépendait des connexions géographiques. Mais les provinces ne se considéraient pas comme ennemies. En Irak, les différents groupes ethniques ou religieux se perçoivent eux-mêmes comme engagés dans un antagonisme irréductible et mortel. Chaque groupe possède une aire géographique, celle-ci lui revenant de droit, dès lors que sa milice s’en est emparée. Dans la zone kurde par exemple, ce sont les forces kurdes qui maintiennent la sécurité interne. Et la présence de l’armée nationale est réduite a minima - quand elle n’est pas totalement rejetée. La situation est dans une large mesure identique dans la région chiite.

Peut-on alors vraiment parler dans ces conditions d’une armée nationale ? A l’heure actuelle, les forces armées irakiennes sont composées dans leur majorité de chiites, tandis que l’insurrection prédomine surtout dans les régions traditionnellement sunnites. Cela laisse donc présager le retour au conflit traditionnel opposant sunnites et chiites, à la seule différence que le rapport de forces est désormais inversé. Ces forces pourraient coopérer pour étouffer l’insurrection sunnite. Mais le feront-elles, même une fois reçu l’entraînement adéquat ? Auront-elles la volonté de réprimer la milice chiite au nom de la nation ? Obéissent-elles aux ayatollahs, notamment à l’ayatollah Sistani ou au gouvernement national de Bagdad ? Et si ces deux entités sont fonctionnellement identiques, l’armée nationale peut-elle s’in gérer dans des zones non chiites sans que cela paraisse un ins trument de répression ?

La capacité des forces armées irakiennes à se faire le reflet, même imparfait, de la diversité ethnique du pays et leur aptitude à incarner pour l’ensemble de la population une expression de la nation seront donc le test décisif à l’aune duquel il faudra mesurer les progrès. La stratégie anti-insurrectionnelle reposera, dès lors, en grande partie sur le succès de l’intégration des leaders sunnites au sein du processus politique. S’il échoue sur ce point, le processus de construction de la paix pourrait bien être le prélude à une guerre civile.

Une nation authentique peut-elle prendre forme en Irak par des moyens constitutionnels ? Tout dépend de la réponse à cette interrogation. Soit l’Irak se transforme en prélude de la réforme de l’ensemble du Moyen-Orient, soit le noyau d’un conflit se propagera sans fin. Pour ces raisons, une initiative politique visant à la mise en place d’un cadre international promouvant l’avenir de l’Irak devrait nécessairement accompagner un programme de retrait. Nous avons besoin que se mette en place une coopération non pas tant militaire que politique, sur un terrain qui éprouvera tout particulièrement la gouvernance occidentale et interrogera sa capacité à façonner un système monde en accord avec ses besoins.

* Ancien secrétaire d’Etat américain.

Tribune Media services International, 2005 (traduit de l’américain par Alexis Lacroix et Anne-Laure Buffard).