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La Fin du débat Russie-Chine [par Dominique Moïsi]
22.12.2005

Dominique Moïsi est un des fondateurs de l’Institut français des relations internationales (IFRI) où il occupe aujourd’hui un poste de conseiller. Il enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris.



Il y a dix ans, la comparaison des processus de réforme en Chine et en Russie tenait de la mode intellectuelle. Était-il préférable de commencer par l’économie, en essayant de s’enrichir rapidement mais sans faire de vague sur le plan politique, comme le firent les Chinois ?

Ou valait-il mieux commencer par la politique, en rétablissant la liberté dans l’espoir que la prospérité suivrait, comme semblait l’indiquer le choix de la Russie de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Eltsine ?

Un nouveau débat voit le jour en matière de comparaison. Cette fois-ci, le sujet n’en est plus la Russie par rapport à la Chine, parce que la Russie a cessé il y a bien longtemps de servir de point de comparaison. Ce nouveau débat implique plutôt les deux nouveaux géants économiques, démographiques et politiques de l’Asie, la Chine et l’Inde. La croissance économique annuelle de la Chine tourne autour des 8 à 9 % pour les 26 ans qui viennent de s’écouler et l’Inde enregistre des taux similaires sur les dix dernières années.

Dans ce « monde aplati » de la globalisation, pour emprunter la puissante métaphore de Thomas Friedman, il semblerait que la Russie n’ait plus aucun rôle.

La Russie est toujours, bien sûr, la deuxième plus grande puissance nucléaire au monde et, grâce à sa position de leader sur le marché des exportations de pétrole et de gaz sur le plan mondial, elle profite aujourd’hui des prix élevés de l’énergie. Mais la population russe s’évanouit sous nos yeux. Avec une espérance de vie moyenne de 57 ans uniquement chez les hommes, le pays perd près de 800 000 personnes chaque année. La Russie ressemble plus en fait à un État producteur de pétrole fragilisé qu’à un géant économique en pleine modernisation.

Pour être franc, la Russie ne fait plus partie de la même catégorie que la Chine. Tandis que « l’Empire du Milieu » est fier de retrouver son statut international après des siècles de déclin, la Russie tente désespérément de ressusciter son statut impérial perdu, d’une manière qui semble vouée à l’échec.

La Russie s’est clairement engagée à grandes enjambées dans la mauvaise direction, au moment où la Chine s’est engagée, elle, à petits pas, dans la bonne voie. Quand on rencontre la « nouvelle nomenklatura russe » d’aujourd’hui, on ressent un rajeunissement soudain de 20 ans, submergés qu’ils sont par la nostalgie des gesticulations de la guerre froide.

Vus de loin, par contre, dans leurs nouveaux habits, on pourrait méprendre les Chinois des élites économiques pour des Japonais. Alors que la Russie représente le retour à un certain passé, on voit en Chine une certaine ouverture sur l’avenir, même si elle est quelque peu ambiguë.

Tout cela, bien sûr, indique certains préjugés à l’œuvre ici. En tant qu’Européen, j’attends, comme tous mes compatriotes, presque instinctivement, plus de choses de la part de la Russie. C’est, après tout, une nation européenne au sens culturel, voire même politique, du terme, tandis qu’en Chine, on ne peut pas véritablement mesurer les progrès par l’introduction d’une démocratie de style occidental mais plutôt, l’espère-t-on, par une primauté du droit à la manière de Singapour.

Les différents chemins suivis par la Russie et la Chine peuvent en partie s’expliquer par la perception que ces deux peuples ont d’eux-mêmes. Les Chinois sont renforcés dans leur opinion d’eux-mêmes par la combinaison de l’admiration que leur porte la communauté internationale pour leur dynamisme et la course aux profits du marché dont ils font preuve et l’appréhension vis-à-vis de la concurrence qu’ils représentent.

Les Russes, en revanche, semblent être animés d’une forme sinistre de narcissisme. Ils ne trouvent rien pour afficher leur fierté dans le regard des autres. Ils sont respectés à cause de ce qu’ils contrôlent, leur arsenal nucléaire, héritage soviétique, et les « sources d’énergie chrétiennes », pour citer l’étrange remarque de Vladimir Poutine lors de son premier voyage officiel à Paris, mais pas grâce à leur performance économique ni leur essence.

La Chine et la Russie tendent à vivre leur passé et leur avenir respectifs de manière très différente : avec une certaine assurance dans le cas de la Chine et une certaine hésitation dans le cas de la Russie. Les élites chinoises sont convaincues que le temps est leur meilleur allié, et qu’il n’est que naturel que la Chine regagne un jour son rang parmi les puissantes nations du monde, pour peut-être émerger à leur tête un jour futur.

Leur patience sereine, en effet, offre un vif contraste avec les réticences anxieuses des leaders russes, qui doivent encore surmonter l’humiliation que la Russie a subie à la suite de la désintégration de l’Union soviétique à la fin de la guerre froide. La Russie vit peut-être actuellement une phase de « rétablissement » global, mais dans le domaine politique et économique, ainsi que par rapport à son empire, ce rétablissement prend la mauvaise direction.

Avec le renforcement des restrictions que M. Poutine vient de mettre en place sur la société civile, la renationalisation de segments-clefs de l’économie, l’échec de la mise en place d’une approche politique dans la résolution du conflit tchétchène et la culture de la nostalgie de l’empire, la Russie étouffe son seul espoir de compter à l’avenir.

La Chine n’a pourtant aucune raison de clamer victoire. Le fossé entre les qualités respectives des élites économiques et scientifiques chinoises d’une part, et de ses élites politiques au pouvoir, d’autre part, est simplement trop important et ne cesse de se creuser, pour que la stabilité de la Chine soit considérée comme acquise.

On ressent en Chine les douleurs de l’enfantement de la société civile, ce qui rend d’autant plus urgente l’introduction de la primauté du droit. Sans réforme du système politique, la confiance que la Chine affiche en elle-même se transformera rapidement en désillusion, voire même en illusion. Que cela se produise, et le débat Russie-Chine pourrait bien renaître, cette fois-ci comme une comparaison de décadence concurrentielle.

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© Project Syndicate 2005. Traduit de l’anglais par Catherine Merlen


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