Accueil > Revue de presse > Thérèse Delpech : « Le XXe siècle pèse encore sur nous »



Thérèse Delpech : « Le XXe siècle pèse encore sur nous »
22.10.2005 (liens)

Thérèse Delpech est Directeur des Affaires Stratégiques au Commissariat à l’Energie Atomique depuis 1997. Elle est également commissaire à l’UNMOVIC et conseiller international auprès de l’ICRC. Elle a été, entre 1995 et 1997, conseiller auprès du Premier Ministre (affaires politico-militaires) et, entre 1987 et 1995, directeur adjoint des Affaires internationales (Questions stratégiques et de défense, non-prolifération) au Commissariat à l’Energie atomique.



WWW.IRAN-RESIST.ORG

- L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle .

- Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix.

WWW.IRAN-RESIST.ORG

LE FIGARO. – L’Ensauvagement est né de votre inquiétude face à la « brutalisation » des relations internationales. Votre appréciation n’est-elle pas exagérée ?

Thérèse DELPECH. – Ce jugement peut surprendre au moment où un rapport international affirme que les guerres sont moins nombreuses et moins meurtrières. On le comprend mieux cependant quand les commentaires qu’il a suscités précisent que les deux principaux dangers sont aujourd'hui les risques d'usage d'armes non conventionnelles et les nouvelles formes de terrorisme.

Ces deux risques sont aujourd’hui mondialisés. Mon propos s’écarte cependant dans ce livre d’une analyse des relations internationales. Il a des ambitions plus philosophiques sur la possibilité toujours ouverte d’un retour aux grandes catastrophes humaines, par incapacité de tirer les leçons de l’expérience passée. Le XXe siècle pèse encore sur nous davantage que nous ne l’admettons. Et ce d’autant plus que la fin de la guerre froide n’a pas donné lieu au travail de réflexion, de mémoire, mais aussi de deuil, que la Seconde Guerre mondiale a contraint l’humanité à accomplir. Les millions de morts de la seconde moitié du XXe siècle n’ont, en un sens, jamais été ensevelis.


Y a-t-il un lien entre la montée de la violence quotidienne et les risques mondialisés dont vous parlez ?

Notre accoutumance générale à l’horreur a, je crois, prodigieusement augmenté. Désormais, seules de grandes catastrophes sont capables de nous émouvoir, et encore, à condition d’être fortement médiatisées. L’indif férence à la souffrance humaine est devenue la norme de notre sensibilité collective. Peut-être parce que, quand les malheurs du monde sont si nombreux, il faut bien, comme le disait Chamfort, que « le coeur se brise ou se bronze ». Mais l’« ensauvagement » désigne d’abord l’abaissement du seuil de nos émotions et de notre tolérance à l’intolérable.

Beaucoup ne comprennent même pas ce que le siècle passé a de spécifique dans l’histoire humaine du point de vue des massacres. Ils relativisent ce que cette période de l’histoire humaine a d’unique. C’est pourquoi le livre s’ouvre sur un aphorisme de Kafka : « Il faut briser en nous la mer gelée. » La Grande Guerre a constitué l’épreuve initiatique de cette résignation au meurtre de masse. Sur la lancée de cette hécatombe inaugurale, le XXe siècle – dont nous ne sommes, à mon sens, pas tout à fait sortis – a été le théâtre d’une destruction de la sensibilité.

Une autre caractéristique de l’« ensauvaugement » est l’immédiateté dans laquelle nous vivons tous, coupés d’un passé trop lourd et incapables de penser l’avenir. Le passé pèse avec d’autant plus de vigueur sur l’époque actuelle et entretient d’autant plus sa détresse face à l’avenir que notre mémoire est plus courte. La montée de la violence vient aussi en partie de ce déracinement. Nous ne savons plus qui nous sommes. C’est la raison pour laquelle, dans un livre consacré au XXIe siècle, je fais retour sur le passé, et notamment sur l’année 1905.


Pourquoi 1905 ?

1905 a vu la guerre russo-japonaise, la première révolution russe, la crise de Tanger et le texte inaugural de la révolution chinoise. Elle annoncé le siècle des guerres et des révolutions qu’a été le XXe siècle. Mais bien peu ont compris les signaux adressés par ces événements. C’est alors aussi que de grandes mutations intellectuelles se sont produites avec l’apparition du fauvisme, la parution en Suisse des trois écrits fondamentaux d’Einstein, la publication des Trois Essais sur la théorie de la sexualité de Freud. A partir de ce constat, je me suis interrogée sur ce que l’on pouvait dire en 2005.

1905, 2005. En quoi consiste, au juste, l’analogie ?

L’année 2005 est pleine d’enseignements sur des sujets clefs : les désordres potentiels en Extrême-Orient, deux crises nucléaires en Iran et en Corée du Nord, un nouvel attentat terroriste en Europe, l’affaiblissement des instruments de régulation internationale. Elle a débuté avec des manifestations antijaponaises en Chine, moins liées à la question des manuels scolaires qu’au refus de la Chine de voir le Japon siéger au Conseil de sécurité.

En fait, la Chine se comporte un peu comme le Japon au siècle dernier. A l’été, chacun a pu constater que les commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie n’avaient rien à voir avec celles qui avaient lieu en Europe : loin d’être placées sous le signe de la réconciliation, elles ont été marquées par la persistance de l’hostilité et par les questions non résolues : péninsule coréenne, relations sino-japonaises, et surtout Taïwan. Le XXe siècle n’est pas terminé dans cette partie du monde.

La thèse d’Eric Hobsbawm sur le « siècle court » (1917-1989) est marquée par un européo-centrisme qui ne permet pas de comprendre le siècle qui s’ouvre, dont le centre de gravité est désormais l’Asie. Le XXIe devra clore en Asie le troisième acte de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi la guerre froide. Comment le fera-t-il ? C’est une question cruciale.


Quelles sont les autres caractéristiques de l’année 2005 ?

Une nouvelle attaque terroriste sur le territoire européen, avec pour la première fois des attentats suicides. C’est un deuxième avertissement pour l’Europe, qui a parfois tendance à se croire protégée ; l’échec du sommet des Nations unies, en septembre à New York, qui peut annoncer un retour à la Société des nations et à son impuissance ; l’immense léthargie de l’Europe dans un monde qui bouge : panne institutionnelle et étroitesse de sa vision stratégique. L’Europe semble obnubilée par elle-même. Enfin, l’année 2005 a vu le développement de deux crises nucléaires.

Dans le cas coréen, des signes contradictoires ont été fournis au début et à la fin de l’année. Aux déclarations de Pyongyang sur l’existence d’un arsenal nucléaire et la reprise d’essais balistiques, a succédé un texte des six pays engagés dans les pourparlers sur ce pays qui a semblé indiquer une renonciation, mais celle-ci a été remise en cause en moins de vingt-quatre heures !


Et l'Iran ?

L’Iran a l’ambition de devenir la première puissance du Moyen-Orient, et la bombe sert cet objectif à ses yeux. Les négociations avec les Européens ont été rompues pour la seconde fois en 2005 avec la décision iranienne, en août, de reprendre les activités de conversion d’uranium à l’usine d’Ispahan. Pourquoi, dans cette situation, les Européens n’ont-ils pas mis en oeuvre leur menace, répétée à l’envi au plus haut sommet des Etats, de transmettre le dossier iranien au Conseil de sécurité est pour moi une énigme. Surtout qu’ils disposaient de la majorité nécessaire à Vienne pour le faire.

L’équilibre de la terreur plaçait-il les relations internationales sous le signe d’une plus grande sécurité ?

L’équilibre de la terreur était en fait d’une grande fragilité, comme de nombreux incidents, mais surtout une crise majeure, la crise des missiles de Cuba, l’a révélé en 1962. Le problème a moins concerné la relation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique que la présence d’un troisième acteur, Fidel Castro, qui a failli faire basculer le « système bipolaire » dans la guerre nucléaire.

Cette crise mérite qu’on y revienne, non seulement parce que, si elle se reproduit, nous n’aurons probablement pas la même chance, mais aussi parce que le monde contemporain a désormais plusieurs acteurs nucléaires de type Fidel Castro, qui, à la différence de Kennedy ou de Khrouchtchev, partisans de la dissuasion, n’hésiteront pas à recourir à l’arme nucléaire comme à un moyen de coercition. Et le nombre des acteurs rendra la gestion des crises beaucoup plus difficile.

Raymond Aron s’interdisait à juste titre de parler abstraitement de la dissuasion ; il insistait sur l’importance de savoir qui était dissuadé de quoi et comment. Or, si les soviétologues ont rempli des bibliothèques, on ignore presque tout des nouveaux acteurs, situés de surcroît dans des zones de tension permanente comme le Moyen-Orient ou l’Extrême-Orient.


La politique de la Russie participe-t-elle de l’« ensauvagement » ?

La Russie est redevenue inquiétante et elle inquiète d’ailleurs beaucoup de Russes qui se demandent qui au juste prend les grandes décisions à Moscou et où va l’argent du pétrole, comme d’ailleurs l’argent tout court. La Russie se referme. Il est inutile de se raconter des histoires. Quant à son « ensauvagement », hélas, il vient pour une grande part de l’expérience traumatisante que la jeune génération russe a faite en Tchétchénie ces dernières années. Une fois revenus au pays, les soldats ne savent souvent plus rien faire d’autre que voler, piller, voire tuer.

On les appelle d’ailleurs les « Tchétchènes » par assimilation avec ceux qu’ils ont combattus. Le problème russe est simple : il s’agit de reconnaître la fin de l’empire et celle d’« un chemin particulier » pour admettre que, depuis maintenant trois siècles, la Russie est engagée vers l’Occident. De même que la fin du nazisme a été la catastrophe salvatrice de l’Allemagne, celle de l’URSS est la possibilité pour la Russie de mettre un terme à ses rêves d’empire. Mais elle n’en prend pas le chemin.


Vous citez Soljenitsyne : « Si la leçon globale du XXesiècle ne sert pas de vaccin, l’immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité. »

Cette leçon est en premier lieu la possibilité du renouvellement de l’immense ouragan. Les signaux d’alarme sont allumés. Mais, de même qu’il y a un siècle l’avenir n’était nullement écrit en 1905, de même le cours de l’histoire peut être infléchi. Rien ne nous impose de continuer à servir le côté destructeur de la psychologie humaine.




- Thérèse Delpech : Iran : Août, le Mois Crucial
- Thérèse Delpech : Derrière Téhéran, Islamabad ?