Accueil > Revue de presse > Le Figaro | Londres, arrière-cour de l’extrémisme islamique



Le Figaro | Londres, arrière-cour de l’extrémisme islamique
05.02.2007

Londres, RÉMI GODEAU | Les imams radicaux sont désormais silencieux, mais dix ans d’impunité ont transformé Londres en bastion du fondamentalisme islamique.



Murs de briques, fenêtres au charme tout administratif, minaret de béton... La mosquée centrale du nord de Londres ne paie pas de mine. Un panneau jaune vif avertit : « Attention : caméras de surveillance en action. » Poussés par le vent, les fidèles pénètrent dans le hall sans se soucier des objectifs. Dans l’entrée étroite, Ibrahim lit d’un oeil distrait un tract contre le « terrorisme de Bush ». Avant de s’éclipser vers la salle de prière du premier étage, ce Nigérian de 30 ans sourit, montre son Coran et déclare, serein : « La vérité est là ».

À vrai dire, rien ne laisse entrevoir que ce lieu de culte - plus connu sous le nom de mosquée de Finsbury Park - a été jusqu’en janvier 2003 l’épicentre européen de l’islamisme le plus radical. C’est là, dans ces salles de prière aux moquettes éculées, que six ans durant l’imam borgne et manchot Abou Hamza a appelé « à saigner à mort » les ennemis d’Allah. C’est là, adresse de l’internationale djihadiste, que la police a découvert argent sale, faux papiers, armes et littérature terroriste. C’est là qu’ont prié trois des kamikazes des attentats londoniens du 7 juillet 2007. Et aussi Zacarias Moussaoui et Richard Reid, l’homme aux chaussures piégées.

Londonistan

Abdel Shaheed el-Ashaal refuse d’évoquer ces temps chahutés. Depuis 2005, il est le président des nouveaux administrateurs de la mosquée. Timbre doux et barbe courte, il a été désigné pour rabâcher : « On a oublié le passé ! » Et lorsqu’on lui demande s’il condamne les attentats suicides, il se dresse : « Des actes criminels commis par des criminels. » Homme de la normalisation, Abdel Shaheed a su résister aux assauts des disciples d’Abou Hamza, un temps mobilisés pour reconquérir leur mosquée, le coeur du Londonistan.

Inventé par les services français, ce raccourci de Londres et d’Afghanistan désignait le petit monde des islamistes et des opposants aux régimes arabes qui avaient pignon sur rue dans la capitale anglaise. Pendant plus d’une décennie, sous le nez du gouvernement, Londres est ainsi devenu « le centre de promotion et de financement de l’extrémisme islamique en Europe, le hub des réseaux européens de la terreur », écrit Melanie Phillips dans un ouvrage intitulé Londonistan.

Avec les explosions meurtrières du 7 juillet 2005 (56 morts et plus de 700 blessés), cette impunité a cessé. Imams arrêtés, organisations dissoutes, comptes gelés, mosquées surveillées... Tony Blair a annoncé que les règles du jeu avaient changé. De fait, les trois ténors du Londonistan se sont tus. Arrêté en 2004, Abu Hamza a été condamné à sept ans de prison pour incitation au meurtre. Ex-leader du mouvement extrémiste al-Mouhadjiroun, Omar Bakri a été déclaré persona non grata depuis un voyage au Liban, en août 2005. Et l’ambassadeur d’al-Qaida en Europe, Abu Qatara, attend en prison d’être extradé.

Ce silence n’est toutefois qu’apparence. Le prosélytisme est désormais clandestin, l’appel au djihad secret. Chargé du suivi des lois antiterroristes, lord Alex Carlile estime qu’une vingtaine d’imams radicaux sévissent encore au Royaume-Uni. Dans la discrétion. « La mosquée a cessé d’être le terreau de la radicalisation car les prêches sont surveillés », assure Dominique Thomas, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales. D’autres lieux s’y sont substitués : salles de prière non répertoriées, campus, prisons, écoles coraniques à l’étranger, sites Internet...

Ce réseau informel alimenterait, selon le MI 5, environ 200 groupes, soit 1 600 suspects « en majorité britanniques et liés à al-Qaida ». La probabilité que des cellules dormantes attendent pour agir est très élevée, assure Robert Ayers, expert chez Chatham House : « Ni les attentats du 7 juillet 2005, ni l’opération ratée du 21 juillet ne nous ont appris qui, au final, a endoctriné, entraîné, financé et coordonné les kamikazes. On connaît les soldats, mais les généraux n’ont jamais été identifiés. Donc, les mécanismes doivent toujours exister. »

Propagande sur Internet

Des milliers de livres, de vidéos ou de cassettes audio circulent. Dans l’appartement d’un des accusés des attentats ratés du 21 juillet 2005, Scotland Yard a trouvé des DVD de sermons d’Abu Hamza et de décapitations d’otages. Sur Channel 4, un récent documentaire a révélé qu’en plein centre de Londres, la librairie de la mosquée de Regent’s Park proposait des enregistrements du prédicateur radical Sheikh Feiz. Le Figaro s’est procuré sans difficulté deux de ces vidéos. Dans la première, intitulée Signes du Moment, Sheikh Feiz imite le grognement du cochon pour ridiculiser les juifs. Dans l’autre, tirée de Séries de la mort, il profère que « le point culminant, le pinacle, la crête, le point le plus haut est le djihad » et exhorte les enfants à mourir pour Allah : « Mettez dans leur coeur doux et tendre le zèle du djihad et l’amour du martyre. »

Autre canal de communication : Internet. Les islamistes anglais ont été les premiers à utiliser le Web comme caisse de résonance. Le MI 5 a pu constater qu’al-Qaida disposait d’une machine de propagande sophistiquée. Des images d’attaques perpétrées en Irak sont diffusées sur le Net dans la demi-heure. « Et, de manière effrayante, nous voyons le résultat ici : de jeunes adolescents sont préparés à devenir kamikazes », s’alarmait en novembre la directrice générale de l’agence de renseignement. Jusqu’à récemment, le site des Supporteurs de la charia défendait les attentats suicides, « forme la plus noble du martyre ». Appels au meurtre, propos antisémites et autres célébrations des kamikazes ont aujourd’hui disparu - ou presque - des sites les plus fréquentés : la glorification du terrorisme est devenue un délit. Restent les commentaires très virulents de l’actualité.

Et les forums secrets. Celui des Disciples d’Ahlus Sunnah Wal Jama’ah Muntada regroupe 700 membres parmi les plus extrémistes. Pour s’y exprimer, il faut être coopté avant de se voir attribuer un code d’accès. Un activiste connu des plateaux télévisés, Anjem Choudary, s’est servi de cette tribune pour appeler, sous pseudonyme, au djihad en Somalie, selon le Sunday Times. « Les Éthiopiens, avec le soutien des croisés chrétiens et l’appui de l’illégitime Israël, ont violé le sang des musulmans en Somalie », écrit-il. Ancien porte-parole d’al-Mouhadjiroun, à présent interdit, cet avocat de 39 ans habitué des plateaux télévisés estime que les musulmans anglais sont « oppressés » et que les caricaturistes danois méritaient la peine de mort.

Ces discours ne touchent qu’une infime partie des deux millions de musulmans installés en Grande-Bretagne. Il ne faut pourtant pas minimiser leur impact. D’abord sur une minorité agissante : longtemps traité comme un illuminé par le MI 5, Abou Hamza est apparu comme un inspirateur de plusieurs kamikazes. Ensuite, sur un cercle plus large de pratiquants sensibles au contexte international. Conservateurs, les musulmans britanniques (en majorité originaires du Pakistan, un État qui s’est construit sur l’islam) « adhèrent depuis plus de vingt ans à un islam politique très engagé quand les musulmans français, pour la plupart issus du Maghreb, pratiquent l’islam d’une culture traditionnelle », note Dominique Thomas, de l’EHESS.

Prosélytisme radical

Une organisation s’est spécialisée dans la dénonciation systématique de la politique étrangère de Londres et de Washington en Afghanistan, en Irak, en Somalie, etc. Elle s’appelle Hizb ut-Tahrir, le Parti de la libération en arabe. S’il s’affiche comme non violent, ce parti politique - interdit en Allemagne pour antisémitisme - est radical, si ce n’est subversif en ce sens qu’il prône le retour au califat par la révolution des consciences. Calé dans le fauteuil d’un luxueux hôtel londonien, Taji Mustafa, un de ses porte-parole, articule son discours avec aisance : « Pas besoin de suivre les prêches d’un imam pour se radicaliser : il suffit de regarder à la télévision les images de massacre et d’humiliation des musulmans en Irak. » Hizb ut-Tahrir joue sur du velours : promotion de l’identité musulmane et dénonciation de son viol par les Occidentaux.

Extrémistes islamiques, sympathisants d’organisations surpolitisées... Un troisième cercle est touché par le prosélytisme radical : les centaines de milliers de musulmans qui s’estiment victimes de l’amalgame fait entre l’islam et le terrorisme. Paradoxe, dans un pays où une municipalité renonce à utiliser le cochon dans sa communication pour ne pas choquer, où les policières de confession musulmane portent un voile assorti à l’uniforme classique, où le controversé Tariq Ramadan enseigne à Oxford, le fossé se creuse entre les jeunes musulmans et le reste de la société britannique. Pour Munira Mirza, auteur d’un rapport sur le sujet, le gouvernement mène une politique contreproductive : « En traitant la communauté musulmane comme un groupe homogène, il ignore la diversité des opinions, et les musulmans se sentent ignorés, exclus. » Pour les plus modérés, le tableau est désespérant, insiste le député conservateur Michael Gove : « Ils voient que les groupes religieux les plus provocateurs et conservateurs se taillent la part du lion auprès des politiques et des médias et s’interrogent sur le sérieux du gouvernement dans sa lutte contre l’extrémisme. »

Un exemple : le Conseil musulman de Grande-Bretagne. Censé être représentatif, le MCB a été dirigé par Iqbal Sacranie, un admirateur de Sheikh Yassin qui estimait que pour Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques, « la mort, c’était peut-être encore trop aisé ». Un de ses membres imminents qualifiait Ben Laden de « combattant de la liberté » quelques semaines avant les attentats du 11 Septembre. Depuis, le ministère de l’Intérieur l’a appointé comme conseiller pour combattre l’extrémisme islamique.