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L’incongruité de la situation iranienne
03.01.2006

[Le Figaro du 02 janvier 2006] Par Daryush Shayegan, Philosophe, essayiste. Dernier ouvrage paru, La lumière vient de l’Occident : le réenchantement du monde et la pensée nomade (Éditions de l’Aube).



Dans son livre remarquable Héritage de ce temps [1], Ernst Bloch parle de la non-contemporanéité de la situation allemande à la veille de la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Mais pourquoi donc ? Parce que l’Allemagne, à la différence de l’Angleterre et de la France, n’a connu aucune révolution bourgeoise avant 1918, c’est pourquoi elle souffre, dit-il, « des vestiges non dépassés d ?un être économique et d ?une conscience anciens ». Ibid.

Ces oppositions, sous d’autres formes, sont ce qui déchire de nos jours l’Iran actuel.Cette non-contemporanéité (« Ungleichzeitgkeit ») peut être soit intérieure voire subjective, soit extérieure et objective. Dans la mesure où elle est un refus du temps présent, elle reste subjectivement non contemporaine et dans la mesure où elle représente les strates archaïques qui resurgissent à l’époque actuelle, elle est objectivement non contemporaine.

Cette opposition met simultanément en relief un passé « non remis à jour » et « un avenir entravé ». Sans doute l’Iran de ce début du XXI esiècle n’a rien de comparable, ni culturellement, ni historiquement, avec l’Allemagne des années trente du siècle passé, sinon ce phénomène de la non-contemporanéité auquel fait allusion Ernst Bloch. Or, toutes ces contradictions non contemporaines dans les esprits et les choses n’eussent été aussi véhémentes si elles ne se heurtaient de plein fouet à une autre contradiction, celle-là contemporaine et qui est inscrite dans la nature et le développement des parties évoluées de la société dont les moeurs ont changé au diapason des grandes mutations des temps modernes et qui, de ce fait, se sentent particulièrement visées, ayant beaucoup de mal à retourner vers des modes de vie périmés.

C’est précisément cette tranche de la population qui, englobant depuis bientôt vingt-sept ans, une grande partie de la jeunesse, trouve son avenir « entravé », voire bloqué. La révolution iranienne, dont on ne cesse de parler depuis bientôt trois décennies, ne fut pas seulement une révolution. Tout en remuant de fond en comble les entrailles de la société, elle fut aussi une contre-réforme [2] : contre le progrès et les principes des Lumières, contre la modernité, contre l’émancipation des femmes, contre le libéralisme de la bourgeoisie naissante, bref contre une grande partie de la société dont les moeurs, comme je viens de le dire, avaient évolué dans le sens de la modernité.

Or après vingt-sept ans de tergiversations, de valses-hésitations vers des réformes et les institutions civiles, nous revoilà à la case de départ, comme si toute velléité de changement contrevenait à l’esprit même de cette révolution insolite qui finalement n’arrive pas à sortir de ses ornières étroites. Sous la présidence de Rafsandjani, on se mit à la tâche, ô combien pénible, du rajustement structurel du pays au niveau économique, culturel, on essaya de privatiser timidement une industrie qui appartenait presque exclusivement à l’Etat ; sous celle de Khatami, on se mit à remodeler les moeurs, à relâcher la bride des contraintes sociales qui étouffaient la société pour aboutir, coup de théâtre, à un retour aux principes purs et durs des premières heures de la révolution.

Il est clair que ce va-et-vient incessant, ces velléités de progrès et de recul, ces élans frileux vers l’avenir et le passé à la fois n’ont pas réussi à combler les fractures de la non-contemporanéité mais en ont élargi au contraire les fossés. Et pourtant si on creuse davantage la société actuelle de l’Iran on se rend compte que la non-contemporanéité telle que l’entendait Bloch pour l’Allemagne des années trente ne s’applique pas à la lettre à la situation actuelle de l’Iran, car la société iranienne reste, quoi qu’on en dise, une des plus complexes du monde : on y voit côte à côte les superstitions les plus tenaces, les idées messianiques les plus invraisemblables, l’indépendance d’esprit la plus farouche, la religion la plus strictement légalitaire, des comportements presque « libertaires » et même parfois carrément libertins, enfin des croyances audacieuses proches des spiritualités les plus fantaisistes du New Age.

A côté de cette nouvelle retribalisation délirante et ce repli crispé de la nouvelle politique, on voit apparaître en même temps – et c’est là tout le paradoxe ahurissant de la situation iranienne – une coalition de toutes les cultures du monde. Les Iraniens ne se sont jamais intéressés autant aux autres depuis qu’ils ont fait leur révolution. La curiosité vers les idées nouvelles reste une des caractéristiques les plus frappantes de la jeunesse iranienne.

L’Iran est paradoxalement le pays où les livres philosophiques se vendent mieux que les romans. Mais la révolution des transmissions a créé un autre événement : une explosion électronique et un profond remue-ménage dans les têtes. On assiste à une sorte d’hétérogenèse, très semblable à ce qui passe ailleurs dans les pays occidentaux. Tous les sujets de l’actualité les attirent, surtout la mondialisation et la virtualisation. Même à l’intérieur des régimes surréels, endurcis dans la gangue de leur intransigeance et de surcroît soucieux de tout réduire aux limites aveuglantes de leurs oeillères, le vent des changements souffle grâce à l’esprit du temps et n’épargne personne, de sorte que, par exemple, même les radicaux les plus durs se comportent, à la chambre de l’Assemblée islamique, comme des libéraux.

L’hétérogenèse que l’on voit surgir dans un pays où la religion se veut totale et totalitaire montre que les courants de transformation qui bouleversent notre planète sont plus forts que les résistances identitaires et du train où vont les choses rien ne pourra les arrêter. Ce qui montre aussi d’ailleurs que la mondialisation et la virtualisation ont, en dépit des critiques sévères qu’on fait à leur égard, des avantages indéniables.

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[1Héritage de ce temps, trad. par Jean Lacoste, Payot, Paris 1978, p. 104

[2Les acquis du Pahlavisme : Le progrès, la laïcité, la modernité, l’émancipation des femmes, le libéralisme, de la naissance de la bourgeoisie, l’ouverture à l’occident, l’occidentalisation...