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Le diplomate et le soldat : une nouvelle hiérarchie
19.12.2005

[Le Figaro 16.12. 2005] Par Jean-Jacques Roche, Professeur à Paris-II, président de l’Association des Formations Universitaires de Défense, de Relations Internationales et de Sécurité, auteur de Relations Internationales (Montchrestien, 2005).



L’échec patent de la diplomatie européenne sur le dossier du nucléaire iranien ne s’explique pas seulement par des raisons conjoncturelles liées à l’élection d’un président populiste et à l’éloignement de la menace d’une intervention américaine. En privilégiant l’option diplomatique, la troïka est sans doute sage ; elle se trompe néanmoins d’époque en opposant la négociation au recours à la force et en conservant implicitement une hiérarchie dépassée qui placerait le diplomate devant le soldat.

«Les relations interétatiques, écrivait Raymond Aron, s'expriment dans et par des conduites spécifiques, celles des personnages que j'appellerai symboliques, le diplomate et le soldat...» Ces deux représentants de l’Etat n’ont pourtant pas été placés sur un pied d’égalité, le mandataire civil ayant traditionnellement la préséance sur l’autorité militaire. Observable depuis la fin des guerres révolutionnaires, ce protocole est aujourd’hui remis en cause par le dépassement du modèle clausewitzien et par la réhabilitation du concept d’intervention.

La pensée clausewitzienne avait pour finalité de légitimer la violence pour délégaliser les manifestations de la force. En complément de cette approche dialectique, les mécanismes diplomatiques de la balance of power s’employèrent à proscrire l’usage de la force comme « moyen normal » de l’Etat.

La combinaison de ces instruments permit progressivement de pacifier les relations interétatiques, mais les diplomates, qui jouèrent un rôle décisif dans ce processus, sont désormais victimes de leurs succès. Face à la découverte de nouvelles sources d’instabilité, les compromis qu’ils négocient sont d’autant moins adaptés qu’ils doivent leurs succès antérieurs à l’ignorance volontaire des conflits infra-étatiques, dont l’internationalisation est aujourd’hui la cause principale d’instabilité.

La communauté internationale – c’est-à-dire les diplomates qui ont donné un contenu à cette notion pour le moins imprécise – avait en effet exclu la possibilité de regarder à l’intérieur des frontières au nom du principe de non-ingérence. Staline, Mao ou Pol Pot étaient libres d’exterminer leur population en toute impunité, pourvu qu’ils ne menacent pas leurs voisins. En supposant l’Etat « honnête homme », cette même communauté internationale ignora les revendications des minorités et les droits des individus qui prennent aujourd’hui leur revanche en malmenant cet ordre des Etats, construit sur l’ignorance de leurs souffrances.

Face à ces nouvelles causes de chaos, l’intervention internationale est devenue la norme et remplace le très conservateur principe de non-intervention. Il est à ce titre significatif de voir Bernard Kouchner, l’un des fondateurs du droit d’ingérence, défendre le bien-fondé de l’intervention en Irak. Les modalités de ces nouveaux conflits sont loin d’avoir été mises au jour, mais les échecs répétés de la dernière décennie ne doivent pas occulter le principal enseignement de l’après-guerre froide. Même si le militaire tâtonne, le diplomate est encore moins bien placé pour traiter avec des terroristes, des preneurs d’otages aux mobiles crapuleux ou politiques, des narcotrafiquants déguisés en guérilleros...

La négociation contemporaine prend dès lors la forme d’un bras de fer où l’on n’hésite plus à bombarder pour convaincre d’accepter... de négocier. La diplomatie devient coercitive comme ce fut le cas au Kosovo où les chefs des délégations militaires de l’Otan prirent le pas sur les ambassadeurs comme interlocuteurs privilégiés des politiques. Les 79 jours de bombardements intensifs qui furent nécessaires pour faire plier Milosevic, démontrent a contrario la faible chance de réussite d’une diplomatie qui déciderait par principe de se priver de ce moyen ultime de persuasion.

Effect Based Operations

Pour éviter d’en arriver à ces extrémités, la diplomatie se veut donc préventive pour ne pas être coercitive. Le Kosovo, d’après les termes du chef de l’Etat, doit être considéré comme une exception et non comme un précédent. Cette conception de l’action internationale est bien sûr difficile à mettre en oeuvre puisqu’elle suppose une action à froid sur une menace lointaine qui n’a pas encore dégénéré. Elle ouvre directement la voie à l’action préemptive qui repose sur l’idée plus facile à envisager d’une intervention à chaud sur un danger imminent.

Toutes les armées occidentales ont ainsi lancé le grand chantier de la « Transformation » pour être en mesure d’accomplir ces Effect Based Operations (EBO) destinées à identifier l’adversaire potentiel, à déterminer ses intérêts vitaux puis à les atteindre préventivement pour l’empêcher d’être en état de nuire. Face à un adversaire insaisissable, qui applique le principe maoïste du poisson immergé au milieu de la population, la négociation diplomatique apparaît donc tellement inadaptée que les doctrines militaires s’orientent vers un usage plus fréquent de la force en dépit des risques manifestes de dommages collatéraux qui se retourneront obligatoirement contre les instigateurs de ces opérations.

«Les diplomates, disait de Gaulle, ne sont utiles que par beau temps. Dès qu'il pleut, ils se noient dans chaque goutte.» Le sarcasme est à l’évidence excessif. Cette prudence des diplomates a permis de régler le problème majeur de la violence interétatique qu’ils avaient pour mission principale de juguler. Leur réussite sonne aujourd’hui l’heure de leur retrait. En investissant le domaine des relations économiques et culturelles, les agents du ministère des Affaires étrangères ont eux-mêmes compris le changement d’époque.

Militaires et services secrets sont désormais mieux en mesure de traiter les menaces diffuses d’acteurs multiples qui déstabilisent de l’intérieur l’ordre des Etats que les diplomates ont conforté. À charge pour ces nouveaux intervenants de civiliser leurs méthodes pour s’adapter à leurs nouveaux adversaires dont les pratiques sont plus proches de celles en vigueur dans les casernes que sous les ors des ambassades, sans toutefois se plier au jus in bello qui codifie les interventions des armées régulières.

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- Jus in bello. Droit et comportement des différents intervenants dans la guerre)
- Effect Based Operations. Opérations basées sur les conséquences raisonnent en terme d’effets des opérations sur l’adversaire. Selon le Général Lanata, ancien chef d’Etat Major de l’Armée de l’air, les Effect Based Operations sont indissociables des systèmes C4ISR : Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance.

Commandement, contrôle, communications, informatique, renseignement, surveillance et reconnaissance : « c’est une architecture globale permettant de conduire l’action en temps réel, la manœuvre aérienne peut alors s’inscrire dans une boucle courte OODA – Observation, Orientation, Décision, Action –, boucle qui se compte désormais en minutes » (Général Vincent Lanata, ancien chef d’Etat Major de l’Armée de l’Air Française) .


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