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Édito du Monde : Le Croissant Chiite « Iran-Irak »
18.07.2005

À Bagdad, aujourd’hui, tous les pouvoirs sont dominés par les chiites



La crainte publiquement exprimée par le sunnite Abdallah II, roi de Jordanie, de voir le Proche-Orient un peu plus déstabilisé par l’émergence d’un "croissant chiite" dominé par l’Iran et l’Irak serait-elle en passe de se vérifier ? Il est trop tôt pour l’établir. Mais la visite "historique" que vient de faire à Téhéran l’Irakien Ibrahim Al-Jaafari, unique chef de gouvernement d’un grand pays arabe qui soit chiite consacre un réchauffement d’autant plus spectaculaire que les deux pays se sont livrés, de 1980 à 1988, une guerre sans merci qui a fait plus d’un million de morts.

Peu après son invasion du Koweït en août 1990 ("agression militaire" alors condamnée par Téhéran), Saddam Hussein avait réussi à rétablir, avec son grand voisin, un semblant de relations diplomatiques, mais seulement au niveau des chargés d’affaires et avec pas mal d’acrimonie réciproque. En mars 2003, Téhéran avait condamné l’invasion américaine pour son "illégitimité", tout en observant, avec une neutralité proclamée et un plaisir certain, la chute du régime baasiste "impie". Un an et demi après, l’Iran ­ l’un des tout premiers Etats de la région à reconnaître, dès novembre 2003, le Conseil de gouvernement transitoire irakien désigné par les Américains ­ a envoyé à Bagdad son premier ambassadeur depuis 1980. Depuis lors, la normalisation entre les deux grandes puissances n’a fait que s’accélérer.

Elle a été imposée à l’occupant américain par l’ayatollah Ali Sistani, maître spirituel de la majorité chiite d’Irak. Iranien de naissance, l’ayatollah Sistani n’en est pas moins en délicatesse avec les dirigeants de la République islamique, car il est opposé, pour sa part, au "gouvernement des clercs". L’Iran a soutenu les élections irakiennes de janvier et salué l’arrivée au pouvoir de partis "frères" chiites, longtemps exilés ­ et, pour certains d’entre eux, créés ­ sur son sol. Ibrahim Al-Jaafari a lui-même passé la moitié de ses vingt ans d’exil à Téhéran, avant de gagner Londres.

À Bagdad, aujourd’hui, tous les pouvoirs sont dominés par les chiites. Minoritaires dans l’islam mondial, avec environ 25 % d’adeptes pour 75 % de sunnites, les chiites sont aussi les plus nombreux au Liban et à Bahreïn. Sachant qu’ils forment d’importantes minorités ailleurs, on peut comprendre les craintes des régimes sunnites. Mais point trop n’en faut.

L’Iran et l’Irak n’en sont même pas encore à discuter d’un véritable traité de paix. Il reste de nombreux contentieux à régler entre les deux pays. L’histoire a démontré, entre 1980 et 1988, que la religion commune des chiites arabes d’Irak et des chiites perses d’Iran ne les a pas empêchés de s’étriper. Si 90 % des combattants iraniens étaient chiites, les trois quarts des soldats et des officiers de rang moyen, du côté irakien, l’étaient aussi.

Rapprochement, réchauffement, oui. Mais, si elle échappe à la guerre civile, l’ancienne Mésopotamie ne paraît pas à la veille de soumettre ses intérêts et son nationalisme sourcilleux à une communauté de religion avec son voisin.